Le sang coulait sur la petite estrade mitée alors que le barde essayait vainement de demander de l'aide dans un râle hoqueteux. Après un court moment de flottement où chacun cherchait une réponse dans le regard de l'autre, un homme au fond de la taverne ne put retenir un rire étouffé. Il se propagea aussitôt, et bientôt la pièce retrouva son chaos. Les chopes claquèrent contre les tables dans une cadence frénétique et des applaudissements se levèrent, accompagnés de vivats en l'honneur de l'archer anonyme. Des chants aux relents haineux éclatèrent. Pris de violents spasmes, l'homme à terre se vidait de son sang dans une terrible agonie. Les rebelles, eux, se réjouissaient et appréciaient le divertissement.
Seule la serveuse ne manifestait que peu de satisfaction. D'un geste brusque, elle posa la Cèpeuse sur la table de Dusack et Zalma puis s'approcha en hâte du carreau cassé tout en agitant les bras.
— Marauds ! Que Taïka maudisse vos trous d'cul ! Qui c'est qui va m'réparer ça ?
Une vitre brisée la chagrinait plus qu'un homme luttant contre la mort. Elle passa sa tête par la fenêtre meurtrie et accusa les quelques badauds qui faisaient leur marché sur la place du village. Dans le même temps, elle fut la cible de nouvelles insultes fleuries à l'intérieur de l'auberge.
De son côté, Dusack observait tout ce désordre d'un œil circonspect. Il interrogea l'aédelfien du regard, mais ce dernier se contentait de suivre la scène, inexpressif, comme s'il ne la cautionnait pas mais n'éprouvait néanmoins que peu de pitié pour la victime. Le barde eut un dernier soubresaut, lâcha un gémissement presque soulagé puis s'immobilisa.
— Tu m'expliques ? tenta Dusack alors qu'un homme ivre le bousculait pour s'approcher du cadavre.
— J'aimerais dire que ce n'est que le déclin de la rébellion, répondit-il en joignant les mains devant sa bouche, l'air songeur. Mais c'est plutôt le déclin de votre race.
Dusack étouffa un soupir exaspéré et s'obligea à ne pas réagir. Zalma parlait souvent des "races" et aimait mettre en avant les différences entre humains et aédelfiens. Sans tact aucun, il soulignait la prétendue supériorité des siens, au moins en termes de respect et de tolérance. Aux yeux de Dusack, ces belles paroles manquaient de recul. En tant que seul représentant de la race dans les environs, Zalma faisait avant tout des comparaisons entre sa propre personne et les humains, ce qui semblait assez peu objectif. Cependant, Dusack n'avait pas envie de le contredire et s'aventurer sur un nouveau terrain glissant. Nerveux, il joua de ses doigts sur sa chopine qu'il n'avait toujours pas entamée. Sur l'estrade, un rebelle complètement soûl entreprit de jouer de la flûte, pied posé sur le cadavre comme s'il représentait son trophée de chasse. Plusieurs hommes se mirent à danser une gigue, même si la musique louche et abrutissante qui tentait de les accompagner faisait plus de peine qu'autre chose.
— La peur de l'autre, de l'inconnu, vous ronge de plus en plus, insista Zalma. Elle prend souvent le pas sur les vrais objectifs de la rébellion. Ce musicien venait du sud. De Nosada, je crois. C'est déjà un exploit qu'il ait survécu quelques jours ici.
— Tu es bien pire qu'un étranger. Si quelqu'un devait se prendre une flèche dans cette auberge, ce serait plutôt toi que ton ami ménestrel. Tu dis pouvoir répondre de chaque homme ici présent, je commence à en douter.
— Les humains d'ici me respectent, riposta l'aédelfien en faisant claquer la pierre des dieux de son poignet contre le rebord de la table. Être le frère de Ranks accorde quelques avantages sur les terres de l'ouest.
Ils échangèrent un regard lourd de sens. Le sujet était relancé et le mort du jour oublié, au profit d'un autre.
— Alors, Aredhel, hein ? reprit Zalma. Tu n'es peut-être plus un rebelle, mais la folie ne t'a pas quitté.
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Taïka - Les Brèches du Destin
Fantasy« Elles m'ont dit que j'avais de la chance. Que j'étais différente. Que je pouvais changer le cours de l'histoire. Que je portais l'espoir en moi. Je suis censée les croire sur parole, accepter mon destin. Mon avis ne compte pas. Je ne devrais même...