Seul debout dans le chaos provoqué par l'envol de la bête, Solafein était tout enveloppé de poussière et de fumée. Des gouttelettes ensanglantées coulaient de la pointe de son épée, dont la triple lame torsadée était couverte de cristaux de glace. Tout autour de lui, il n'y avait plus que des monceaux de pierres, de débris, des pans de muraille ou des piliers à demi écroulés. Les profondeurs des prisons d'Aredhel étaient méconnaissables, même si le combat avait été des plus brefs. Alacanth s'était en effet contenté d'un coup de patte donné au hasard, avant de s'envoler en fracassant les plafonds de pierre successifs. Si bien qu'au-dessus de la tête du Paladin, un trou béant remontait maintenant jusqu'à la cour du château. Il formait un puits de lumière circulaire qui éclairait les décombres de la grotte dans laquelle s'était terré Rank ; un maigre rayon de clémence et d'espoir au milieu de l'horreur.
Il leva les yeux, comme pour implorer le ciel. Loin au-dessus de lui, les cris sauvages retentissaient sans relâche, les explosions se succédaient, se chevauchaient les unes les autres.
— Levez-vous et allez défendre votre cité ! Si j'en vois un seul s'enfuir, je l'éviscère et le pends avec ses boyaux !
L'ordre n'eut que peu d'effet. Seul un soldat à l'armure disjointe et au visage meurtri émergea du brouillard. Il s'appuya contre les restes d'une colonne pour ne pas tomber.
— Monseigneur ! Monseigneur ! Il y avait un aédelfien ! Un putain d'aédelfien au château ! Je l'ai vu ! Il s'est enfui par les galeries !
Il y eut d'abord un silence, puis Solafein lui répondit sans même le regarder :
— Oui. Je sais. Un pendard que le royaume était censé avoir tué depuis longtemps. Je reconnaîtrais son bras maudit entre mille aédelfiens.
Il parlait d'une voix maîtrisée, avec tant de sang-froid que le soldat en resta un moment interdit. Puis, reprenant conscience de l'urgence de la situation, il répondit enfin :
— Doit-on le poursuivre ? Il ne doit pas être loin !
— Non. Protège les tiens avant de songer à anéantir tes adversaires. Relève tes frères. Nous avons une ville à défendre. Aredhel saigne et pleure, là-haut. Et même mon cœur de roche tremble devant ses larmes de sang.
Il marqua une pause ; quand il reprit la parole, ce fut d'une voix plus grave, chargée d'émotion :
— Nous ne laisserons pas les ennemis de la vertu détruire ce que nous avons mis tant de temps à bâtir. Alors, levez-vous. Levez-vous et allez défendre votre cité !
Comme en réponse à ses encouragements, une ombre roula sur elle-même non loin de lui, puis se redressa dans un nuage de poussière tout en toussant à fendre l'âme. Nellea. Toute tremblante et toute pâle. Avec ses cheveux hérissés, ses yeux rouges de pleurs, sa bouche aride et ses loques trempées de sang, elle n'était plus que l'ombre mourante de ce qu'elle avait été autrefois. Quand elle vit le Paladin baisser les yeux sur elle et la regarder à travers la visière de son heaume, son souffle se bloqua dans sa gorge. Elle avait survécu à Aredhel. Elle avait survécu à Neuf Etoiles. Elle avait survécu à la libération d'Alacanth. Elle avait subi tant d'épreuves et fait tant de sacrifices qu'elle s'était accoutumée à l'imminence du péril, mais elle était désormais seule face à Solafein, acculée à la défaite, sans échappatoire aucun.
Elle fit un pas en arrière avec un geste de défense, heurta un rocher, manqua de tomber à la renverse.
— La fameuse fille. Nellea.
Elle jeta un coup d'œil sur sa droite pour estimer la distance qui la séparait de la porte - ou plutôt des vestiges du mur que Solafein avait soufflé en entrant comme un ouragan. Elle voulait s'enfuir, partir d'ici, s'éloigner au plus vite, échapper à cette vie de mensonges et de faux-semblants. Oublier. Renaître. Retrouver ailleurs une nouvelle identité. Enfin jouir d'une liberté qu'elle n'avait jamais connue, d'une vie dont elle puisse être maîtresse. Tant de rêves qui n'avaient plus de sens, désormais. Ses jambes ne la portaient plus qu'à grand-peine. Ses mains et ses bras étaient sans vigueur. Seule l'énergie de la souffrance devait l'empêcher de s'effondrer. Et tandis qu'elle haletait toujours plus fort, le Paladin eut un bruit de gorge éloquent, puis tourna la tête par-dessus son épaule, vers son soldat.
VOUS LISEZ
Taïka - Les Brèches du Destin
Fantasi« Elles m'ont dit que j'avais de la chance. Que j'étais différente. Que je pouvais changer le cours de l'histoire. Que je portais l'espoir en moi. Je suis censée les croire sur parole, accepter mon destin. Mon avis ne compte pas. Je ne devrais même...