Renaissance - partie 2

645 146 31
                                    


[Dans son dos, un soldat de l'armée royale venait de sortir des broussailles.] Un pauvre homme encore faible qui boitait comme un chien malade. Sur son visage déjà marqué par l'âge s'était gravé l'effroi des combats. Ses traits toujours crispés par la peur et la fatigue reflétaient l'horreur de ce qu'il avait vu. Quant à son armure cabossée, toute tachée de sang séché et de choses pires encore, elle aussi témoignait de la violence de la bataille qui avait fait rage sur la plaine. Au dedans, il ne devait rester qu'un sac de viande dévasté, comme si la vie s'était retirée de lui et l'avait laissé sans joie, sans courage et sans force, incomplet, vide et perdu. 

— Excusez-moi, monsieur Dusack. Ça ne sera pas long. Je venais juste vous prévenir de notre départ. On s'en retourne à Aredhel avec Lorthas. 

D'un geste du pouce par-dessus son épaule, il désigna un compagnon qui attendait en retrait sur un puissant destrier de guerre. Couvert d'un drap de soie carmin semé des armoiries du roi, l'animal faisait partie des rares chevaux à avoir survécu à la bataille. Dusack eut une seconde d'hésitation, puis se détendit. Il lâcha la poignée de son épée en signe d'apaisement ; il n'y avait aucune menace et il le savait. Le soldat s'appuya contre une souche d'arbre juste devant lui, pour soulager sa jambe blessée. Des étoiles blanches pareilles à celles qui entouraient le crâne du jeune guerrier papillonnaient autour de son genou bandé. Isélia avait soigné chaque survivant sans distinction aucune. 

— Ça va, ta jambe ? s'enquit Dusack pour la forme. 

— Oh, oui... Ça ira, merci. Votre amie m'a bien soigné. Depuis hier, je n'ai plus besoin de bâton pour marcher. 

Il massa sa blessure à travers sa jambière perforée, puis continua de sa voix brisée par les épreuves :

— Vous savez, je suivais le mouvement, je fonçais tête baissée vers le mur de ronces pour m'y engouffrer avec les autres. Et puis j'ai pris une flèche dans le genou. 

Il s'ensuivit un moment de flottement au cours duquel les regards se firent gênés. Les mots pesaient des tonnes. Discuter avec l'ennemi d'hier n'était pas chose naturelle. 

— Je suis désolé pour votre père, reprit le soldat en regardant ailleurs, visiblement mal à l'aise. 

Des banalités, des politesses forcées qui n'amenaient rien. Dusack ne rebondit pas, mais son visage se crispa d'une émotion contenue. Il se racla la gorge, puis se fit violence et essaya de recentrer le sujet, tout en roulant des yeux avec un petit air méprisant :

— Alors, Aredhel, hein ? Ce massacre ne vous a donc pas suffi ?

Surpris par ce ton agressif, le soldat resta muet un court instant avant de souffler :

— Vous savez, j'ai une femme et une fille là-bas. Lui, il lui reste une grande sœur, je crois. On veut juste les rejoindre. Après quoi, on se coupe les cheveux, on se laisse pousser la barbe, on se met des hardes de paysans et on disparaît dans un petit bourg au bord de la mer. Là où les Halcyons ne nous retrouveront jamais. On n'est pas fous, monsieur Dusack. On quitte l'armée. On en a trop vu pour y croire encore. C'est terminé, toute cette merde. 

Comme pour appuyer ses dires, il se débarrassa de son canon d'avant-bras à demi brisé, qui ne tenait plus que par miracle au reste de son armure. Une ombre passa dans son regard. 

— C'est terminé, répéta-t-il. 

Il y avait dans sa gorge comme un bloc de tristesse et de solitude nouvelle dont il ne pouvait se libérer par la parole. Plusieurs secondes s'égrenèrent dans un silence glacé. Là, il tendit sa main gantée en avant. Dusack la regarda un moment, perplexe. Puis une moue de circonstance se dessina sur ses lèvres tandis qu'il se penchait en avant et tendait le bras à son tour. Après les combats, il n'y avait plus d'ennemis. Il ne restait que des âmes dévastées. La poignée de mains fut franche et solide. 

Taïka - Les Brèches du DestinOù les histoires vivent. Découvrez maintenant