Utopie - partie 1

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Abords d'Aredhel, deux jours plus tard. Après-midi. 


D'aucuns disaient que la Plaine Centrale était une zone infranchissable pour les rebelles tant les avant-postes royaux s'y étaient multipliés ces temps derniers. Du haut de leurs tours de garde, leurs fortins surélevés ou aux alentours de simples camps d'étape, les soldats étaient à l'affût, patrouillaient, faisaient des rondes. Quant aux sentinelles, parfois postées à même la cime des arbres, elles veillaient sur le vallon et les collines environnantes. De cet état de guerre permanent étaient nées quelques aberrations. Aussi trouvait-on parfois, dans des endroits perdus loin des chemins, à côté d'une ferme abandonnée où seules quelques bêtes chétives paissaient, un poste de surveillance fortifié ou une tour d'observation. Et quand bien même il n'y avait rien à observer hormis moutons et autres vaches, les hommes allaient, venaient, fouillaient, entraient partout sans quitter leurs armes. L'armée contrôlait et visitait chaque village. Les unités ratissaient chaque parcelle de campagne, en prenant tout de même garde de ne jamais s'approcher de l'Épine ou de toute zone contestée. Contrôler un paysan plus préoccupé par la santé douteuse de ses animaux que par la guerre présentait moins de risques que s'aventurer aux abords de la base rebelle. Si la plupart des soldats étaient vaillants et téméraires, ils n'étaient pas stupides pour autant. Ils se contentaient de sillonner des terres qu'ils savaient sous leur contrôle, afin de prévenir toute intrusion ennemie. Les assauts destinés à reconquérir des territoires perdus, eux, ne les concernaient pas et étaient de toute façon menés par les seuls Paladins. 

Pour éviter le péril, les rares messagers rebelles en charge de la transmission des missives entre Aredhel et l'Épine, qui n'avaient d'autre choix que de traverser la Plaine Centrale, faisaient des détours extraordinaires pour arriver à destination. Un voyage qu'ils auraient pu faire en deux jours leur en prenait aisément le double. Ils longeaient les côtes afin de conserver un repère ou traversaient les bois les plus touffus et les moins fréquentés, mais jamais ils ne se risquaient à emprunter les voies directes, bien trop surveillées. Pourtant, Isélia avait décidé de traverser la Plaine Centrale avec son cortège sans s'embarrasser des dangers potentiels. Tout juste avait-elle pris soin de contourner les plus grandes cités telles que Sanghrën, afin de ne pas attirer l'attention plus que nécessaire. Et son pari, aussi risqué semblait-il, s'était avéré payant : ils n'avaient croisé sur leur chemin que des tours vides ou des campements à l'abandon. 

Si Solafein aimait dire à tout un chacun que ses hommes avaient triomphé et qu'ils étaient désormais occupés à sécuriser l'Épine, la réalité était toute autre, il le savait pertinemment. Aussi avait-il ordonné de toute urgence, mais avec une discrétion absolue quant à ses motivations, le rapatriement vers Aredhel de la plupart des soldats en poste sur la Plaine Centrale. La protection de la cité-mère primait sur tout le reste. Comme nombre de ses défenseurs venaient de mourir lors de la bataille, y faire revenir les hommes aux alentours était la décision la plus naturelle. Par ailleurs, comme il n'était plus à une manipulation près, le Paladin en avait profité pour s'assurer qu'on accueille les rappelés en héros dès qu'ils franchissaient la muraille de la ville-basse. Il fallait glorifier les prétendus vainqueurs, même s'ils n'avaient nullement participé aux combats. Ils n'en comprenaient peut-être pas les raisons lorsqu'ils revenaient en ville, mais ce simulacre leur était fort agréable. D'autres membres de l'armée ou de simples valets du château, mêlés à la populace et parfois vêtus comme des badauds pour l'occasion, chantaient à leur gloire ou leur offraient révérences et gestes obséquieux. Ainsi les plus crédules en étaient venus à oublier les on-dit ; si leurs soldats s'en revenaient à Aredhel avec les honneurs, ils avaient forcément remporté la bataille contre les rebelles. Ils n'avaient plus aucune raison d'en douter. Les rumeurs affirmant le contraire ne devaient être que calomnies, exagérations ou propagande rebelle. 

Taïka - Les Brèches du DestinOù les histoires vivent. Découvrez maintenant