Les Brèches du Destin - partie 2

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— Peut-être qu'il a réussi à sortir de la ville. Peut-être même avant nous. 

Aucune réponse. Seul un brouhaha lointain se faisait entendre ; cette agitation habituelle qui toujours suit les grands événements de l'Histoire. 

— Peut-être qu'il erre quelque part, là, au-dehors. On ne sait jamais !

Un soupir et un mouvement de tête résigné pour toute réaction. Le silence retomba, lourd. Oppressant. Le silence de l'après-bataille, celui qui contraste avec le tumulte des foules, celui qui étouffe les cris et les appels à l'aide des survivants solitaires. 

— Cette ruelle où il a fui. Dans quelle direction partait-elle ?

— J'étais face à une bête de cauchemar, répondit enfin Zalma, la voix saturée de détresse. Sans arme ni espoir de renfort. Je sentais ma vie se craqueler de toute part. Alors, je ne sais pas, Pixx. Je ne sais pas où menait la rue par laquelle Utopie a fui. Je sais juste que je les ai perdus. 

L'aédelfien renifla, souffla pour refouler le trop plein de pensées, d'émotions et de sentiments qu'il avait en lui, puis les deux amis échangèrent un regard impuissant. Un regard désolé où perçait l'amertume de leur échec. 

Ils s'étaient abrités dans une chaumine à l'abandon, non loin du faubourg. Seuls les miséreux devaient y trouver un piètre refuge pour la nuit. Un morceau de fromage noir et un reste de vin tourné avaient été oubliés sur la table ; ailleurs tout n'était plus que désordre depuis longtemps. Les chaises étaient renversées, les vieux meubles détériorés, les vases brisés, les cendres de la cheminée répandues à travers la pièce, sur un sol déjà jonché de paille et d'éclats de verre. L'air était saturé d'une odeur âcre de fumée froide, d'humidité et de peur. 

— Je l'ai perdue, répéta-t-il. 

Il avait aussi perdu Zaak, mais ses préoccupations étaient bien ailleurs. 

— Ça va aller, rétorqua son ami en toussotant. Isélia est plus forte que la mort. Nous allons la retrouver.

Un nouveau soupir se fit entendre.  

— Puisses-tu dire vrai, Pixx. Puisses-tu dire vrai...

— Bien sûr que je dis vrai ! Et Dusack va nous rejoindre, lui aussi !

D'abord, un silence. Puis l'aédelfien posa sur lui un regard attendri où se lisait une bienveillance mêlée d'embarras, peut-être d'appréhension aussi. Il répondit avec la voix désabusée de celui qui n'a plus d'espoirs depuis longtemps :

— Pourquoi nous réunirions-nous de nouveau ? Nous sommes tous venus à Aredhel avec des objectifs différents. Même si par miracle nous les retrouvions... Nous n'avons plus de raison de rester ensemble. 

Pixx eut un coup au cœur, toussa, tenta de respirer à pleins poumons mais ne fit que tousser davantage. La réponse était tombée sur lui comme une lame tranchante mordant ses chairs. L'aédelfien enjoué, rayonnant et chaleureux qu'il avait connu était peut-être mort au cœur de la bataille.

— Alacanth a attaqué la ville, Pixx, continua-t-il lorsque la toux de son ami fut calmée. Alacanth est en liberté ! Est-ce que tu comprends ce que ça signifie ? Je ne suis plus sûr que notre suicide pour la rébellion ait encore un sens, maintenant qu'Aredhel est en ruine. Alors, si je retrouve Isélia, j'essaierai de la convaincre de partir loin d'ici. Partir loin de ces souvenirs horribles. Peut-être de l'autre côté de la mer. On dit que sur le Monde Fermé, les aédelfiens n'ont pas besoin de se cacher. On dit que là-bas, l'espoir est encore permis. 

Il marqua une pause.

— À supposer qu'il ait survécu... Dusack ne partira pas. Pas tant qu'il n'aura pas retrouvé sa mère. Et même s'il devait y parvenir, je doute que l'idée de fuir loin de la péninsule ne les séduise. Alors, tu vois, Pixx. Nos chemins vont se séparer ici. Nous avons peut-être été des compagnons d'infortune ces derniers jours, mais nous ne poursuivons pas les mêmes rêves. Notre voyage est terminé. Tu dois trouver ta voie, à présent.

— Ma voie, répéta le jeune homme en baissant les yeux sur son armure faussée et maculée de sang - qu'il n'avait toujours pas quittée -. Je dois trouver ma voie...

— Tu es venu à Aredhel pour retrouver ton père, c'est ça ?

Pixx répondit après un moment d'hésitation pensive :

— Je suis parti sur les traces de ma famille, oui. J'ai maintenant la certitude que mon père est toujours en vie, grâce à Thronar. Et à défaut de l'avoir retrouvé, je suis tombé sur cette fille. 

Il releva la tête et, du menton, désigna Ilfenn, allongée à leurs côtés sur un lit de fortune, fait de draps puant la moisissure, de bois et de feuilles. Blottie dans une couverture rapiécée, elle semblait assoupie et sans doute l'était-elle, tout au moins à demi, malgré les légers tremblements qui l'agitaient. 

— Elle parlait de lui. De Mateus. Elle le connait. Peut-être est-ce une Backlash, elle aussi. 

— Ah ! Je comprends mieux, maintenant. Pourquoi tu as tenu à la sauver. Et bien. C'est parfait. Elle te permettra sûrement d'en apprendre davantage. Et tu pourras avancer. 

Sûrement, répéta-t-il sans conviction, avant de tousser à s'en arracher les poumons. 

— Il faut que tu t'occupes de cette chose, poursuivit l'aédelfien, soucieux. Ton Sceau. Depuis que nous avons quitté l'Épine, tu tousses comme un renard enfumé. Ce pouvoir maudit t'a peut-être permis de blesser Alacanth, mais il te bouffe. Je ne suis pas certain d'avoir bien compris quand Isélia m'a expliqué, mais je sais que tu dois faire le nécessaire pour obtenir un second Sceau si tu ne veux pas mourir à petit feu. Celui qui est trop avide de pouvoir verra son destin semé de douleurs et couvert de sang. Les Sceaux vont toujours par deux. Une bénédiction et une malédiction. 

— Oui, sûrement, répéta-t-il encore, l'esprit ailleurs. 

Zalma avait bien vu que quelque chose tourmentait son ami, il devinait même à peu près les raisons de son émotion. Alors, il le regarda avec un air de pitié tendre et compatissante et lança :

— Qu'est-ce qu'il y a ?

Il se doutait de la réponse, bien sûr. Pixx souffla, comme pour se donner du courage. 

— C'est juste que... Vous trois... Je ne vous considère pas comme des compagnons d'infortune. Mais comme des amis. Les seuls amis que je n'ai jamais eus. Je ne suis pas sûr de pouvoir continuer tout seul. 

— Tu es trop innocent pour ce monde, rétorqua Zalma en regardant ailleurs pour ne pas rencontrer ses yeux. On ne se connait que depuis quelques jours. Des amis comme nous, tu en trouveras d'autres, crois-moi.

Un soupir lui fit écho. Au fond de lui, Pixx savait bien que leur amitié était vouée à l'échec. Surtout après que Dusack eut fait barrage à cette éventualité lors de leur discussion aux portes d'Aredhel. Mais il n'avait pas imaginé que tout se terminerait ainsi. Pas si brutalement. Alors, après un moment de silence mélancolique, il voulut changer de sujet, oublier pour quelques secondes l'âpreté de sa réalité, continuer à se bercer d'illusions, imaginer que leur voyage deviendrait épopée et durerait toujours. Se rêver en héros, en sauveur du monde entouré de sa famille et de ses amis, une dernière fois. 

— Cette bête. Alacanth. Pourquoi a-t-elle attaqué la ville ? Est-ce que quelqu'un l'a volontairement libérée ?

— Si seulement je le savais ! Alacanth a jadis ravagé Elfinéa. Et maintenant, il revient se déchaîner sur Aredhel... Si seulement je comprenais ! Ranks s'est toujours battu pour prouver la culpabilité des Paladins dans le massacre des miens. Mais lâcher Alacanth sur leur propre capitale n'aurait aucun sens...

Ses idées s'entremêlèrent, se cognèrent dans sa tête et son cœur. Tout comme son frère, il avait toujours imaginé que les Paladins étaient les libérateurs d'Alacanth, qu'ils avaient sciemment relâché la bête sur la cité aédelfienne et décimé son peuple pour quelque raison terrifiante. Mais maintenant qu'il avait vu de ses propres yeux la chimère assaillir une cité humaine, il ne savait plus quoi penser. Toutes ses absolues certitudes se dérobaient, le laissant dans un désarroi paralysant. 

Si seulement il avait su. 

— C'est lui, intervint une faible voix de femme. C'est Ranks qui a libéré cette horrible bête sur Aredhel. Ranks le Vengeur. 

Et maintenant, il savait. 

Taïka - Les Brèches du DestinOù les histoires vivent. Découvrez maintenant