Utopie - partie 6

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Il y eut bien des protestations et des résistances contre cette audace, mais tous savaient qu'ils n'avaient ni le temps ni les moyens d'entreprendre quelque chose de plus élaboré. Ils ne pouvaient se permettre de tergiverser davantage. Ils voyageaient avec un Paladin endormi. Maintenant qu'ils se trouvaient aux abords d'Aredhel, chaque minute était un sursis inespéré. Isélia voyait juste. Ils devaient en finir au plus vite, sous peine de voir tous leurs efforts tomber dans le chaos.

Aussi, ce qui fut dit fut fait sans délai : sur un sentier étroit, à l'abri des regards, Dusack et Zalma tendirent une embuscade des plus grossières aux soldats en patrouille. Exactement comme ils avaient eu l'habitude de le faire dans leurs jeunes années, alors qu'ils combattaient tous deux sous le drapeau de la rébellion. Maîtriser deux hommes isolés ne possédant qu'une vieille épée émoussée leur était toujours aussi aisé. 

Les victimes furent mises à nu sans ménagement et bientôt Pixx et Dusack se muèrent en parfaits guerriers du roi.

— Je déteste ces armures, pesta le jeune homme en ajustant son casque. On étouffe et faire le moindre pas devient un supplice. 

Lui qui ne jurait d'ordinaire que par le cuir avait maintenant l'air d'un terrible chevalier, d'autant plus avec Souffrance au côté. Près de lui, Pixx essayait d'enfiler sa panoplie, mais déjà le poids du fer l'accablait. 

— Seront-ils vraiment assez stupides pour se faire avoir si facilement ?

— Tout ira bien, le rassura Faron en l'aidant à mettre sa cuirasse. Là où je vis, c'est un simple quartier ouvrier et commerçant, on ne parle pas de pénétrer dans les appartements du roi. Les soldats n'ont pas à se soumettre aux contrôles pour entrer dans la ville-basse. Et puis, vous allez revenir de votre ronde avec un prisonnier aédelfien, une rebelle et même un destrier appartenant aux Paladins eux-mêmes. Ils vous ouvriront les portes avec les honneurs. Pour être honnête, je me demande si vous ne pourriez pas entrer au château directement, sous les vivats de Solafein en personne !

Une hésitation commune flotta un instant dans les airs.

Discrètement, Isélia et Zalma, qui attendaient en retrait, partagèrent un regard empreint d'une mélancolie pénétrante ; un long regard où se peignait la grandeur de leurs peines. Puis l'aédelfien eut un signe de tête affirmatif, presque imperceptible, alors qu'un sourire plus triste encore que des larmes se dessinait sur ses lèvres.

— Et pourquoi pas ? lança alors la jeune femme.

Les trois hommes se tournèrent vers elle, suspendus à ce qu'elle s'apprêtait à dire.

— Pixx. Je sais que tu t'inquiètes pour moi. Mais à quoi bon faire une pause, si de toute façon nous ne pouvons pas compter sur la rébellion d'Aredhel ? Il a toujours été question de passer à l'action dès notre arrivée. Je ne vais pas attendre Nellea pendant des jours, pas avec un prisonnier de guerre Paladin sur le dos de mon cheval !

— Un prisonnier quoi ? s'étouffa Faron en ouvrant des yeux horrifiés.

Il en laissa tomber le gantelet de Pixx au sol. Il n'avait toujours pas compris les funestes intentions d'Isélia. Faisant fi de son étonnement, la jeune femme continua de plus belle :

— Faisons-le. De prime abord, le plan parait bien trop optimiste et voué à l'échec, je vous l'accorde. Mais réfléchissez-y un peu. N'est-il pas parfait, au contraire ? Je suis désolée de t'utiliser de cette façon, Zalma, mais Faron a raison. Pixx et Dusack vont entrer dans Aredhel en prétendant détenir deux prisonniers, dont un aédelfien. Personne ne suspectera quoi que ce soit, ils seront accueillis avec le plus grand enthousiasme par les soldats qu'ils croiseront. Alors, faisons-le ! Allons directement dans la ville-haute. Et tuons Zaak. Maintenant. L'occasion est trop belle.

— Attends une minute ! s'emporta Dusack dans un cliquetis de fer. N'était-ce pas toi qui disais que nous n'arriverions à rien sans Nellea ? Tu changes bien vite d'avis !

Un silence. Une nouvelle bourrasque les balaya d'un voile de brume froide. La jeune femme baissa les yeux tandis que ses mèches noires volaient tout autour de son visage marqué par la fatigue.

— Nous sommes seuls.

Sa voix s'était brisée sur la dernière syllabe. Elle releva tout de même la tête dans un élan de fierté.

— Nous sommes seuls parce que la rébellion n'existe plus. Tu as raison. Je misais beaucoup sur Nellea et ses hommes. Mais elle n'est pas là. Je suis fatiguée. Je suis fatiguée d'attendre des renforts qui ne viennent jamais. J'ai perdu La Gravelle à cause de ça. C'est terminé. Je n'attendrai plus. Je ne voulais pas en arriver là, crois-moi. J'aurais aimé que tout se passe différemment. Mais il faut se rendre à l'évidence. Nous sommes seuls. C'est à moi de prendre les décisions les plus difficiles, dans ce genre de situation. Et j'ai tranché. Nous allons agir, sans l'aide de personne.

Dusack l'écoutait avec un intérêt sincère. Car s'il ne comprenait pas ce changement d'opinion, il l'approuvait sans réserve. Il avait toujours eu l'idée d'agir sans l'aide de Nellea. 

— Nous avions déjà discuté de cette possibilité avec Zalma, alors que nous étions encore à l'Épine, poursuivit-elle en détournant le regard. Nous avons convenu que si personne n'était là pour nous aider, nous trouverions un moyen de nous rendre dans la ville-haute sans vous faire courir le moindre risque, à toi et à Pixx. Car ce n'est pas votre combat. L'idée de Faron est providentielle, aussi simple soit-elle. Vous serez des soldats. Tout ira bien pour vous. Emmenez-nous juste sur place. Nous nous chargerons du reste, vous n'aurez rien à faire. 

Sa voix tremblait, comme emplie de sanglots refoulés. Elle eut un frisson puis regarda à nouveau le jeune homme en armure, avec une amertume non dissimulée. À l'évidence, les mots lui pesaient aux lèvres et devaient résonner dans son crâne comme un tocsin. 

— Toi, Dusack, tu profiteras de la confusion pour aller au château. Je te souhaite d'y retrouver ta mère. Quant à toi, Pixx, j'espère que tu trouveras ce que tu viens chercher ici. Cette armure te permettra, de la même façon, d'évoluer dans la cité sereinement. Si les choses tournent en votre défaveur, si certains soldats deviennent suspicieux, ou si vous changez simplement d'avis et décidez d'abandonner, vous n'aurez qu'à quitter la ville au plus vite. Deux rebelles viendront tout juste d'abattre un Paladin en public. Je pense que personne ne se méfiera de vous, quoi que vous décidiez de faire. 

Au même instant, Faron, qui buvait les paroles d'Isélia avec autant d'effroi que de compassion, se prit la tête entre les mains, luttant pour remettre de l'ordre dans ses pensées. Tout rebelle opposé au pouvoir était-il, il n'aurait jamais pensé qu'il allait un jour aider à l'exécution publique d'un Paladin. 

— Et pour vous ? s'inquiéta Pixx, tout en se battant contre une spalière récalcitrante. Comment allez-vous vous en sortir ? Cette partie du plan m'échappe !

Crispée dans une moue douloureuse, Isélia marqua un temps d'arrêt. Zalma reprit à sa place, en posant une main rassurante sur l'épaule de son amie :

— Ce n'est pas votre combat. Ne t'inquiète pas pour nous, Pixx. Tout ira bien.

Un mensonge si grossier qu'il n'appelait aucune réponse. Isélia soupira. Puis elle avança de quelques pas et se posta devant les deux jeunes hommes, qui avaient fini leur transformation et étaient devenus de véritables soldats, insoupçonnables. Elle les regarda chacun leur tour, en feignant un sourire bienveillant qui ne trompa personne. 

— Soldats, ce sera ma dernière requête avant que nos chemins ne se séparent. Acceptez-vous de nous escorter jusque sur la grande place de la ville-haute ?

Taïka - Les Brèches du DestinOù les histoires vivent. Découvrez maintenant