« Elles m'ont dit que j'avais de la chance.
Que j'étais différente.
Que je pouvais changer le cours de l'histoire.
Que je portais l'espoir en moi.
Je suis censée les croire sur parole, accepter mon destin. Mon avis ne compte pas. Je ne devrais même pas être dotée d'un avis.
À leurs yeux, la Cause, la vraie, la grande, l'unique, prend le pas sur l'Humain. Je devrais m'accommoder de cette vie factice, conçue pour servir un intérêt supérieur qu'elles manipulent à leur guise.
Je ne suis pas sûre d'être prête à l'accepter.
Quand je doute, je prends le temps de les regarder. Tous autant qu'ils sont. Ils agitent leurs bras, chacun dans leur coin, se rejettent sans cesse la faute et prétendent détenir une vérité qu'ils ne peuvent expliquer. Ils agissent au nom d'une justice aux définitions multiples. Ils brisent toute esquisse d'unité, sous l'effet de leur prétendue nature pour les uns, ou d'une volonté divine pour les autres. Et finissent par s'entre-tuer, aveuglés par leurs croyances biaisées ; éternelle justification de l'injustifiable.
Ils me fascinent. Tous autant qu'ils sont. Incapables de comprendre qu'à leur échelle, le blanc et le noir n'existent pas. L'humain n'est que nuances de gris, où chacun prétend tendre vers sa conception fallacieuse de la lumière et accuse l'autre de sombrer dans une obscurité immuable.
Ils me fascinent.
Tous autant qu'ils sont.
Et pendant qu'ils baignent dans leur ignorance, la véritable ombre peut se répandre en toute quiétude.
Taïka.
*
Quand elles ont découvert mon potentiel, elles ont entrepris de m'enseigner les Echos. J'étais censée devenir la déesse qui mettrait fin au règne du destin, en arrachant les Hommes aux griffes de Taïka. J'étais celle qui pourrait le remplacer sur le trône des dieux. Celle qui repousserait les Drëths d'un simple geste de la main. Celle qui entraînerait l'avènement d'un nouveau cycle, une nouvelle ère prospère, paisible, sans bourreaux ni victimes. Celle qui réussirait là où Aédelfa a jadis échoué.
J'étais leur Espoir. Combien de fois me l'ont-elles rabâché ?
Mais il est grand temps, oui grand temps, d'arrêter d'espérer. Comment pourrais-je avoir la prétention de m'élever au niveau des dieux eux-mêmes alors que je n'ai acquis qu'un seul Echo après toutes ces années ? Longtemps j'ai cru que j'étais spéciale. Unique. Une élue parmi les élus, prédestinée à briser le Destin. Éternel paradoxe que ma part d'émeraude devait me permettre de surmonter.
« Ta suffisance t'égare, Luna. Se croire héros est une forme d'orgueil qui ne sied pas aux héros. », me disait toujours mon père. Il avait raison. Je ne vaux pas mieux que les autres. Je suis d'une banalité affligeante. Incapable de franchir le mur du premier pouvoir, condamnée à attendre que d'autres que moi émergent et me supplantent en domptant plusieurs Echos. Je suis faible. Je suis un échec. Un échec de plus.
Je n'ai réussi à maîtriser que l'Omniprésence. Le Troisième Echo.
Je vois. Tout. Je constate l'immédiat en tout endroit. Je rassemble dans mon regard tous les regards ; seuls les esprits forts et les aédelfiens me résistent encore. Mais je ne sais rien. Pire encore, je ne peux influer sur rien. Je ne suis que la spectatrice de toutes les facettes d'une histoire dont je soupçonne l'issue détestable, une histoire que je subis comme une fatalité sur laquelle je n'ai aucune emprise.
Je suis un échec.
*
Combien d'années ont passé ? Je ne sais pas. Je ne sais plus. Je suis enfermée entre ces murs depuis trop longtemps. Alors, je regarde. Je prends le temps de tout regarder. Parce que c'est la seule chose que je puisse faire.
Je suis l'Omniprésence. Le Troisième Echo.
Je regarde. Et je vois. Je vois un groupe de quatre personnes remarquables, marchant ensemble au milieu de la ville-basse d'Aredhel. Quatre âmes déchirées. Je vois deux rebelles, ballottés entre espoir et résignation ; leur volonté jadis sans faille n'est désormais plus qu'un instinct dénué de toute réflexion. Je vois aussi un jeune homme, perdu quelque part entre désir de suicide et désir de parricide, cherchant à se comprendre depuis toujours, sans jamais y parvenir tout à fait. Et je vois Pixx. Mon pauvre Pixx. Innocent et doux rêveur, entraîné dans un tourbillon d'événements qu'il ne maîtrise pas et qui sont autant de pièces d'un puzzle dont l'image finale lui demeure inaccessible. J'aurais tant de choses à lui dire. Tant de choses à lui expliquer. Au risque de le décevoir. Tous les Backlash n'ont pas le potentiel pour devenir des Echos, n'en déplaise à Caprice. Et même s'il m'a impressionnée lors de la Bataille de l'Épine, il se rendra vite compte que c'est son Sceau qui le contrôle, et non l'inverse. Il n'a aucun rôle à jouer dans l'Histoire. Le comprendrait-il seulement ?
Parfois je me surprends à l'envier secrètement. L'ignorance est un doux cocon pour le commun des hommes. Elle entretient l'illusion d'une vie heureuse. La vérité, elle, n'apporte aucun réconfort.
Comme j'aimerais ne pas savoir, parfois.
Je continue de regarder. Et je vois ma Caprice en train de virevolter dans les couloirs du château, se jouant de chaque garde avec une aisance déconcertante. Elle s'approche du roi, insouciante, loin de se douter de ce qu'il se trame aux étages inférieurs. Elle est persuadée d'avoir manipulé le destin à son avantage, persuadée d'avoir donné suffisamment de temps à Circé. Et je n'ai aucun moyen de la prévenir de son erreur. Je ne peux que constater les faits. Avec autant d'aédelfiens au château, comment pouvait-elle anticiper toutes les petites brèches qui s'ouvriraient à son insu ? Elle n'est pas la seule à pouvoir altérer le destin. Ceux qui ne lui sont pas soumis le font en permanence, inconsciemment. Elle le sait très bien. Mais elle sous-estime leur influence, arguant sans cesse que leur impact est limité.
Et pourtant, je la vois. Je la vois en train de sombrer. Notre Circé. La maîtresse des foudres et des caprices du ciel, l'enchaînée qui se rêve affranchie mais que la liberté terrifie. J'ai vu le dernier regard qu'elle a lancé à Nellea, comme si soudain une certaine compassion l'avait saisie. Mais je ne peux pas croire qu'elle ait choisi de la sauver par pure grâce. Alors, pourquoi n'a-t-elle pas lâché l'Aurora ? Elle connaissait les risques. Espérait-elle vraiment que Ranks puisse s'allier à elle contre Solafein, avant d'abandonner son funeste projet ? Une telle espérance me parait relever de la pure utopie.
Ou alors, aurait-elle une si grande confiance en ses pouvoirs ? Après tout, ce n'est que la seconde fois dans l'histoire de la péninsule que les deux perles s'unissent. Et si la première fois l'hôte a disparu, vaporisé lors de sa transformation, une autre issue reste envisageable. Peut-être a-t-elle sciemment choisi de devenir ce nouvel hôte, lorsqu'elle a constaté que la situation prenait une tournure désespérée. Peut-être pense-t-elle être la mieux armée pour survivre. Ou mieux encore, peut-être espère-t-elle contrôler la bête, de la même façon qu'un impur était censé pouvoir contrôler Taïka après des années d'entrainement de son Sceau. Si tel est vraiment le choix de Circé, alors nous ne pouvons que lui faire confiance. Car s'il est possible de dompter une telle calamité, je ne vois personne d'autre qu'elle pour y parvenir.
Et tandis que j'écris, la grande roue des événements tourne sans relâche. Alors, je vois. Je vois son retour. Mon cœur frémit et ma plume tremble en écrivant ceci. Alacanth est de retour. Le chien de Taïka, semeur de mort et de désolation, destructeur du royaume aédelfien et prélude à la grande bataille. De ce tableau qui s'annonce sanglant je détourne aussitôt la vue. Je ne veux plus voir. Je ne veux plus me mêler aux conversations des hommes. Je ne veux plus écouter le bruit qui se fait sur la péninsule. Je veux fermer les yeux à toutes les choses de ce monde. Je ne veux pas voir la Chute.
Alacanth est de retour. Et je ne peux rien y faire. Car je suis celle qui voit sans pouvoir agir.
Je ne suis que le Troisième Echo. »
Luna Backlash, divers extraits d' « Avant la Chute », texte retrouvé dans les archives de la Tour d'Ynula.
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Taïka - Les Brèches du Destin
Fantasy« Elles m'ont dit que j'avais de la chance. Que j'étais différente. Que je pouvais changer le cours de l'histoire. Que je portais l'espoir en moi. Je suis censée les croire sur parole, accepter mon destin. Mon avis ne compte pas. Je ne devrais même...