Déjà, les premiers chevaux disparaissaient à l'horizon. Du haut de sa tour sombre, Solafein appréciait leur progression sur les plaines entourant la cité. Ils semblaient onduler comme un immense serpent dans les lueurs nacrées du matin. La tête n'était déjà plus visible dans la brume lointaine tandis que la queue s'embourbait encore dans le faubourg, au milieu d'un amas de curieux et d'ivrognes. L'armée partait en guerre, sans la moindre discrétion, comme le voulait le Paladin. Toute la péninsule aurait bientôt connaissance de l'attaque, avant même que les cavaliers en tête de file n'aient atteint les abords de l'Épine.
— Enfin ! s'exclama-t-il en s'éloignant de la fenêtre.
Il s'approcha d'une table ronde puis se saisit d'une carafe de vin. Des cristaux tourbillonnèrent tout autour de sa main libre, si bien qu'un verre de glace se forma entre ses doigts. Il se servit une large rasade pourpre. Un nuage de fumée voleta devant son visage stoïque.
— Enfin, nous faisons un véritable pas en avant. J'étais las de ces négociations inutiles et fastidieuses, ces débats vains, cette perte de temps. La monarchie est devenue bien fade de nos jours. Fut un temps où le roi ne s'embarrassait pas de conseillers. Ses décrets n'étaient soumis à l'acceptation d'aucune assemblée farfelue. Personne n'osait discuter et encore moins contester ses décisions. Empalées sur des piques, les têtes des séditieux pourrissaient aux créneaux du château d'Aredhel et envoyaient un message clair à la population. Le roi régnait. Seul. Douce époque. Et aujourd'hui ? Les flatteurs et complaisants ont fait place aux détracteurs. Ces conseils ne sont qu'une aberration vouée à nuire à l'exercice du pouvoir. Comment voulez-vous gouverner un royaume avec efficacité si chacun de vos édits est remis en question par une bande d'incompétents ?
Il s'arrêta un instant et plongea ses yeux dans le liquide vermeil. Autour de lui, des vitraux filtraient la lumière sur les boiseries de la pièce. La chambre royale. Située à l'extrémité d'une succession de salles dont l'impénétrabilité allait croissant, nul ne pouvait y accéder hormis quelques éminents individus ainsi que les valets de chambre, triés sur le volet par Solafein lui-même. Les visites étaient d'autant plus restreintes depuis qu'un étrange mal avait frappé le monarque. Faible, sans cesse fatigué et sans appétit, les guérisseurs de la péninsule s'étaient succédé à son chevet sans discontinuer. Aucun n'avait pu venir à bout du froid pernicieux qui semblait le terrasser. Il grelottait de jour comme de nuit, tel un gueux surpris par une nuit d'hiver. Les couvertures entassées sur lui ne faisaient que l'écraser sans parvenir à le réchauffer. Et même les plus puissants mages de feu du royaume s'étaient montrés impuissants et incapables de juguler cette malédiction glaçante.
— Je devrais cesser de me plaindre et me réjouir, pensez-vous sûrement, reprit le Paladin. L'attaque sur l'Épine a finalement été autorisée par le conseil, après tout.
Il agita un parchemin froissé frappé du sceau royal, duquel pendait un ruban de soie rouge. Puis, il leva son verre de glace dans un geste solennel.
— Vous n'auriez pas forcément tort. À notre coopération !
Il n'y eut aucune réaction.
Solafein avala une gorgée de vin, avant de hocher la tête d'un air satisfait.
— Somptueux. D'où vient cette merveille ? Des vignes de Providence ? Infiniment meilleure que la piquette vinaigrée que vous aviez jadis l'habitude de boire.
Nulle réponse ne lui vint. Il remplit son verre de glace à ras bord sans se presser.
Tout près, le roi était allongé sur son lit à baldaquin, la tête calée dans une multitude de coussins. Pâle, presque diaphane, il avait les yeux fermés et respirait avec peine. Sa longue barbe grisonnante tombait en désordre sur ses haillons défraîchis, indignes de son rang. Son visage vieilli, fripé, fané, marqué par l'âge ou la maladie, craquelé de rides anguleuses, ne laissait voir qu'un spectre décharné au terme de sa vie.
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Taïka - Les Brèches du Destin
Fantasy« Elles m'ont dit que j'avais de la chance. Que j'étais différente. Que je pouvais changer le cours de l'histoire. Que je portais l'espoir en moi. Je suis censée les croire sur parole, accepter mon destin. Mon avis ne compte pas. Je ne devrais même...