Le fils de l'étranger - partie 1

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Selm, début de Renaissance, an 127. Crépuscule. 


Des mains hésitantes serrèrent le manche d'une hache mal affûtée. Sa lame s'éleva en décrivant un arc de cercle tremblant. Le métal brilla dans l'air et retomba aussitôt dans un mouvement tout aussi imprécis. Une bûche encaissa le coup presque sans faillir ; seule une éclisse de bois s'envola au loin alors que le plus gros du rondin tombait lentement sur le côté.

— T'es trop nul, Pixx ! gouailla la voix d'une fillette. Tu sais même pas viser !

Une enfant d'une petite dizaine d'années surgit de derrière un tonneau dévoré par le gel. Elle adressa un sourire candide au bûcheron malheureux.

— Je t'interdis de te moquer, répondit-il sans prêter attention à l'arrivante. Mes mains sont engourdies par le froid. Ces gants troués ne m'aident pas vraiment.

— Regarde ! continua-t-elle, en faisant fi des problèmes de Pixx. J'ai une épée ! Comme une vraie rebelle !

Le jeune homme lui lança un regard amusé. La petite brune tenait dans ses mains un large bâton taillé à la hâte en une vague forme rappelant une épée. Un vieux morceau de tissu coincé autour de sa main était censé imiter la garde de l'arme.

— Je m'entraînerai tous les jours !

Son bâton fendit l'air en décrivant des mouvements malhabiles. Un chien qui rôdait dans les coins prit la fuite en la voyant, de peur de se prendre un coup sur le museau. Elle se projeta en avant d'un bond maladroit et vint planter sa lame improvisée dans un buisson touffu. Des cristaux givrés s'en échappèrent et se mêlèrent au poudrin de glace en suspension dans l'air.

— Et j'tuerai le roi ! lança-t-elle alors que les flocons de neige qu'elle avait réveillés tombaient sur son nez.

— Que de grands projets pour une si petite fille, ironisa Pixx en continuant son labeur. A ton âge, tu devrais peut-être avoir d'autres préoccupations que "tuer le roi", tu ne crois pas ?

— Pfeuh ! Tu dis ça parce que t'es même pas un rebelle, toi !

Pixx fracassa une bûche de bois d'un geste plus brutal et précis que le précédent, puis s'arrêta un instant, en prenant appui sur son outil de travail. Il contempla la petite fille emmitouflée dans plusieurs épaisseurs de vêtements multicolores. Un attirail excessif qui l'encombrait, contribuait au ridicule de ses mouvements et entachait quelque peu ses velléités rebelles. La neige qui commençait peu à peu à durcir lui arrivait presque jusqu'au dessus des chevilles, si bien qu'elle manquait de tomber à chacun de ses pas. Pourtant, plus déterminée que jamais, elle imitait le bruit d'une lame qui fendait l'air avec sa bouche et continuait d'agiter son épée pour empaler des adversaires invisibles. 

Le bûcheron s'éclaircit la voix et secoua la tête pour repousser les quelques mèches dorées qui tombaient devant ses yeux.

— Non, je dis ça car je crois que comme tous les gamins de Selm, tu es influencée par...

— J'suis pas une gamine, d'abord ! gronda-t-elle en assénant un puissant coup de bâton dans un arbuste couvert de givre.

— Maud ! appela une troisième voix. Maud ! Viens ici tout de suite !

Une femme en tunique grisâtre apparut à l'angle d'une chaumière. Elle faisait de grands gestes nerveux en direction du fendeur et de l'apprentie rebelle. Une bourrasque la balaya et des flocons gelés fouettèrent ses joues livides. Un mélange d'appréhension et de fébrilité se lisait sur son visage émacié. Un frisson la parcourut lorsque Pixx tourna ses yeux noisette vers elle.

— Maud... poursuivit-elle, hésitante. Viens ici ! Je t'ai déjà dit cent fois d'arrêter de venir voir le...

Sa voix se mua en un murmure inaudible. Elle se raidit un peu plus, tout en continuant de scruter Pixx comme s'il représentait une menace immédiate. Pourtant, il se contentait d'observer la scène, sans mot dire, un sourire forcé aux lèvres. La petite fille lança un dernier regard teinté de regrets vers le jeune homme :

— T'as de la chance de pas avoir de maman, toi !

Elle se résigna à obéir et avança vers sa mère, lentement, non sans continuer à faire tournoyer son bâton autour d'elle, comme si elle pourfendait encore et toujours les lignes ennemies. Malgré la crainte qu'elle peinait à dissimuler, la femme soutint le regard de Pixx, ne le quittant des yeux que lorsque sa fille l'eut rejointe. Le duo s'engouffra dans la neige et disparut entre deux maisonnettes, sans ajouter un seul mot de plus.

Le blondin s'adossa contre l'immense tas de bois qui attendait encore d'être fendu, puis essuya la lame de son outil sur son pantalon de lin écru. Son visage se ferma. Ses traits juvéniles devinrent plus sévères et la relative gaieté qu'il affichait jusque là s'effaça dans un soupir. Les mots de la fillette, simples paroles irréfléchies d'une enfant, ne l'avaient pas particulièrement touché, mais il ne pouvait s'empêcher de ruminer ceux de sa mère. Elle n'avait peut-être pas fini sa phrase à haute voix, mais son murmure avait comme résonné contre ses tympans.

« Je t'ai déjà dit cent fois d'arrêter de venir voir le fils de l'étranger. »

Le fils de l'étranger. 

Son père, Mateus Backlash, réduit à l'état de simple pèlerin qui aurait atterri à Selm au gré d'un voyage quelconque ? Une histoire absurde. Son père n'était pas un étranger. On lui avait conté quelque chose de bien différent. Une version de l'histoire qui sonnait beaucoup mieux à ses oreilles. Mateus était un héros de la rébellion, mort en protégeant son tout jeune fils lors d'un assaut surprise de l'armée sur le village. Il avait vaillamment combattu et était tombé sous les flèches d'un soldat du roi. On lui avait dit. Sa grand-mère lui avait dit. Même le chef du village lui avait dit. Il n'y avait aucune raison d'en douter. Tous ceux qui affirmaient le contraire nageaient dans un évident déni. Ce surnom qui le considérait à peine comme une personne à part entière, qui le dépeignait comme un chien, un être sordide, indigne de respect, qui ne pesait rien ; comme s'il n'était que le fils d'un père méprisable et rien de plus, ne devait émaner que de ragots, jalousies passées ou méconnaissances des faits. 

Son père n'était pas un étranger. C'était un héros de la rébellion. 

Tout du moins, il essayait de s'en convaincre.

Il déglutit, la gorge nouée par l'émotion, puis secoua à nouveau la tête et se reprit. Les commérages l'avaient suffisamment blessé lors de sa jeunesse. Il essayait de ne plus y prêter attention, désormais. Alors, il posa sa hache sur son épaule, fit le tour de la chaumière la plus proche et atterrit au cœur du village. 

Taïka - Les Brèches du DestinOù les histoires vivent. Découvrez maintenant