Château d'Aredhel, le même jour.
— Redites-le-moi encore une fois. Lentement. Peut-être avec plus de passion ou de drame dans vos voix. Avec ce petit quelque chose qui me fera vibrer, qui me fera vivre l'instant comme si j'y étais.
En face de lui, les deux individus se regardèrent, toute expression dissimulée derrière un loup noir. Un geste de tête ponctua leur discussion muette, puis une voix de femme s'échappa de sous l'un des masques :
— Monseigneur Zaak demeure introuvable malgré nos...
— Non ! hurla l'homme assis en claquant son verre de vin sur le bureau. Non, non, par les saintes burnes de mon père, j'ai dit non ! Pas cette partie ! Je m'en contrefous de Zaak. Parle-moi encore de Fracture.
À nouveau les deux quidams se jetèrent un coup d'œil, avant de détourner rapidement les yeux. Un sourire gêné se devinait derrière les masques. Tous deux se tenaient debout près de la porte, côte à côte comme des valets sur le seuil de la chambre d'un roi. Vêtus d'une tunique talaire faite de tissus rares, de broderies à fils d'or, d'argent, incrustées de joyaux, ils étaient en tout point similaire et formaient ainsi une paire des plus harmonieuses. Ils avaient l'air de noblaillons apprêtés ou d'aristocrates richissimes tant leur tenue était une merveille d'emphase. Leur seule différence notable se tenait sur leurs épaules : une longue écharpe de la même soie que leur masque, bleue pour l'un et rouge pour l'autre. Une écharpe flanquée des armoiries du royaume mais aussi de la lettre "H" calligraphiée avec fioritures, identique à celle marquée au fer sur l'omoplate de Nellea ou sur la cuisse de Faron. (1)
— Je n'ai pas la journée ! s'impatienta l'homme installé à son bureau.
Après une moue invisible et un soupir résigné, la femme poursuivit :
— Les neiges ont fondu, Monseigneur Solafein. La glace qui étreignait le nord-ouest de la péninsule a disparu. De Selm aux Échardes Givrées, toute la contrée est en train de redevenir verdoyante depuis la fin de la bataille de l'Épine. Il n'y a plus la moindre trace de neige là-bas, même sur les sommets de Fracture.
À côté d'elle, son compagnon voulut ajouter quelque chose, mais un coup de talon sur le pied l'en dissuada. Il étouffa un juron et grogna de sa voix bourrue.
— Ce ne sont pas les bourses molles de l'Épine qui ont fait fondre ma glace, rétorqua le Paladin en tapotant son verre de ses ongles. Vous le savez très bien, Halcyons. N'est-ce pas là votre rôle, de tout savoir ?
Sans quitter ses hôtes des yeux, il se saisit d'une grappe de raisin et mordit à pleines dents dans les grains sucrés, puis conclut :
— C'est une putain de provocation de ce petit bâtard.
Le jus ruisselait sur son menton puis s'écrasait sur son bureau à grosse gouttes sans qu'il n'y prête la moindre attention. Il mastiquait bruyamment, la bouche ouverte, et rotait d'un air satisfait à intervalles réguliers.
— Sauf votre respect Monseigneur, vous vous attardez sur des détails, répondit la femme. L'urgence est toute ailleurs. Nous devons parler de Zaak. De la galère qui ne revient pas. De la brèche. Du survivant aédelfien. Nous devons parler de la bataille de l'Épine ! Les épées se sont tues depuis trois jours déjà, mais aucun soldat n'est revenu. Les ragots enflent dans les ruelles d'Aredhel. Vos habitants ne sont pas dupes. Ils attendent des réponses.
— Pour sûr attendent-ils des réponses ! renchérit enfin l'homme à ses côtés en repositionnant son écharpe rouge.
Il serra les dents sous le regard assassin de sa partenaire, qui n'avait visiblement pas apprécié son intervention. En face d'eux, le Paladin laissa échapper un soupir d'amertume. Ses yeux se posèrent sur une immense carte de la péninsule aux enluminures éclatantes. Il la détailla un instant, s'attarda sur la frontière sud du royaume et cracha un pépin en sa direction. En exergue se lisait là une courte légende : « Arenghär, le Dernier Rempart ».
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Taïka - Les Brèches du Destin
Fantasy« Elles m'ont dit que j'avais de la chance. Que j'étais différente. Que je pouvais changer le cours de l'histoire. Que je portais l'espoir en moi. Je suis censée les croire sur parole, accepter mon destin. Mon avis ne compte pas. Je ne devrais même...