L'Épine, le lendemain. Fin de matinée.
C'était en l'an 127 après l'avènement d'Azgaröth, et sur la péninsule, la guerre civile entre les rebelles et l'armée royale était désormais terminée.
D'aussi loin que se souvenaient les ancêtres, jamais le royaume n'avait connu telle agitation. Les uns se rendaient sans cesse chez les autres pour glaner ou répandre les derniers ragots. Ragots qui devenaient de plus en plus fous au fil des jours, à grand renfort de Cèpeuses ou d'autres alcools aux origines douteuses. Les gens étaient fébriles, leurs pensées se faisaient chaotiques ; les tempêtes se déchaînaient dans les esprits déjà troublés. Car comme l'avaient rapidement compris les Halcyons, si tous avaient vu les soldats partir en guerre, personne n'avait vu le moindre homme s'en revenir victorieux vers Aredhel.
L'explication était toute trouvée : les rebelles l'avaient emporté. Pour sûr, la rébellion avait été anéantie dans la bataille et il ne restait désormais plus assez d'hommes pour perpétrer le mouvement, mais les rebelles l'avaient emporté. Ils avaient mis à terre un bataillon complet dans ce qui resterait gravé dans l'Histoire comme leur ultime révolte avant le silence. Plus impressionnant encore, ils avaient, selon toute vraisemblance, vaincu un Paladin. Plus personne n'avait de nouvelles de l'arrogant Zaak depuis quatre jours. Les rebelles l'avaient emporté. Et si certains en doutaient encore, les corps des soldats calcinés ou dévorés par le poison et les morceaux d'armures royales disséminés aux alentours de l'Épine étaient là pour en témoigner. L'ancienne base rebelle s'était figée en un charnier écœurant où les cadavres n'avaient plus forme humaine. Peu d'âmes osaient s'en approcher, même s'ils savaient les combats terminés, car partout voletaient toujours des nuages toxiques, des miasmes fétides qu'on disait gangreneux.
De surcroît, tout le monde aimait à penser que si les neiges avaient fondues dans la contrée, c'était sans nul doute une conséquence directe de la bataille. Les mages avaient dû répandre trop de feu, trop de poison, les bombes rebelles avaient dû libérer trop d'énergie et ainsi perturber le climat local. Aussi s'amusait-on à dire que si Solafein avait jadis gelé tout Fracture et ses alentours, les rebelles venaient de mourir en lui faisant le plus beau des pieds de nez. Ils avaient fait fondre toute sa glace, comme pour affirmer une dernière fois qu'ils ne s'inclineraient pas devant la Justice Noire ; comme pour appuyer le retour du printemps avec une larme d'espoir. Et déjà les gamins chantonnaient à la gloire de ces héros qu'ils ne connaissaient même pas :
Après le blanc s'en vient le vert.
Renaissance chasse enfin l'hiver ? (1)
Non ! Non ! N'crois pas c'que dit le roi !
C'est les rebelles qui ont fait ça !
C'était en l'an 127 après l'avènement d'Azgaröth, et une nouvelle ère s'ouvrait devant la péninsule.
Dusack, assis en tailleur sur un rocher surplombant ce qu'il restait de l'Épine, méditait face à un paysage dévasté. Devant lui, tout n'était plus que ruines fumantes semées d'armes brisées, lambeaux de chair humaine et chevaux éventrés. Seule une tour de guet avait su résister au combat et lançait encore vers le ciel sa silhouette de bois et de fer. Une brume épaisse, infecte, verdâtre, aux reflets pâles et changeants, où vagabondaient peut-être les fantômes de ceux qui étaient tombés lors de la bataille, engloutissait les lieux. Elle se mouvait en volutes à la surface des décombres et semblait venir à sa rencontre petit à petit, pour mieux le dévorer à son tour. Tout comme sur les monts alentour, il n'y avait plus la moindre trace de neige sur l'Épine ; la prairie scintillante de givre était devenue morne et désolée comme un lieu maudit. Même les vestiges du mur de ronces découpé par la magie de Zaak étaient malades, couverts de chancres, rabougris, ses épines sèches et cassantes se détachaient de leur rameau les unes après les autres. L'Épine s'éteignait lentement, dans une agonie sans gloire ni grandeur aucune.
Un peu à l'écart, le long de Fracture, une fosse avait été creusée pour y jeter les cadavres, mais l'opération allait durer plusieurs jours encore. Une infinité de corps sans vie pour trop peu de survivants, tous fort affaiblis par la bataille qu'ils venaient de mener. Des nuées de charognards planaient au-dessus de ce festin tout en poussant des cris morbides. Ils venaient se repaître des chairs des morts sans discontinuer. L'un d'eux picorait l'orbite vide d'un crâne à demi broyé. Un autre sautillait de boyaux en boyaux, les pattes maculées de sang et de matières indistinctes. Partout l'odeur était intolérable ; elle flottait sur tout le vallon, agressait les narines, retournait les estomacs.
Ici et là quelques rares rescapés s'affairaient avec lassitude, soignaient les blessés parfois ou pleuraient toujours leurs morts aimés. Ainsi étaient les lendemains de bataille, pareils à ce paysage éteint, dépourvus de gloire et marqués d'incertitudes, sombres, amers comme le chagrin, où chacun amorçait un lent chemin de reconstruction personnelle et se demandait si un jour il pourrait se relever, oublier, vivre à nouveau sans avoir à chaque instant les souvenirs de l'horreur devant les yeux.
D'un geste brusque flanqué d'un juron, Dusack fit fuir un corbeau un peu trop curieux, venu se poser juste à côté de lui en croassant bruyamment. Il toussa, cracha un glaire épais, jura encore ; même s'il commençait à se dissiper, le poison stagnant dans l'air continuait d'irriter ses bronches. Il avait retiré sa brigandine pour ne garder que sa chemise de lin et son pantalon. Ses manches retroussées révélaient des avant-bras musclés, ombrés de poils noirs. Sur le dos de sa main, les trois cercles rouges représentant ses Éléments n'étaient pas réapparus, comme s'il n'avait pas pu, ou pas voulu reprendre possession de son pouvoir volé par Mallyn. Un épais bandage, où s'accumulait la magie d'Isélia sous la forme d'une poussière d'étoiles iridescentes, entourait son crâne, là où Zaak l'avait frappé de sa large épée. De son épée Souffrance. L'arme du Paladin était plantée dans le sol juste devant lui. Et il n'arrivait pas à décrocher le regard de la lame, du talon de la lame, de cet endroit précis où était gravé son prénom. Dusack.
Il renifla, souffla par le nez et repensa une énième fois à ce nom qui n'avait rien d'un hasard. Souffrance ; une épée qu'il savait forgée pour lui. Il l'avait compris à l'instant même où ses yeux s'étaient posés sur la lame. Et même si tout concordait, si tout était clair à son esprit désormais, mille questions l'assaillaient encore, centrées sur le choix qu'il devait désormais faire.
Il savait pourquoi sa route avait croisé celle de Zaak.
Il savait pourquoi cette épée se retrouvait entre ses mains.
Il n'y avait pas de hasard. Jamais.
À présent, il lui restait à décider de son avenir.
Après de longues minutes de concentration, il déglutit avec peine, puis sortit un vieux parchemin tout fripé de sa poche décousue. Il le déroula lentement. Des écrits. Sa propre écriture, quoique d'une graphie bien plus hasardeuse que d'ordinaire : irrégulière et confuse, tantôt fine et serrée, tantôt grossière et trop espacée, comme s'il avait griffonné debout, sur un coin de meuble, en hâte. Qu'importe. Entre ses doigts, il tenait les mots qu'il s'était empressé d'écrire le soir de son réveil, deux jours auparavant. Des mots en guise d'exutoire, pour évacuer le trop plein de souffrance, de colère et de frustration qui grondait au fond de son cœur. Ses mots. Il les lut. Les relut. Il aurait pu en réciter chaque syllabe par cœur, sans même avoir le parchemin sous les yeux, mais il les relut encore une fois, les mains tremblantes. Il en avait besoin, pour essayer de comprendre ses propres actes. Il en avait besoin, pour regarder en face ce qu'il était devenu. Il en avait besoin, un besoin viscéral et absolu.
Soudain, un bruit. Derrière lui. Le cliquetis d'une armure mal ajustée. Il rangea en hâte son papier, puis posa la main sur la poignée de l'épée toujours enfoncée dans le sol devant lui. La poignée de son épée, désormais, même si l'idée ne s'était pas encore totalement imposée à son esprit.
— J'espère que vous me dérangez pour une bonne raison, grogna-t-il de sa voix glaciale.
Dans son dos, un soldat de l'armée royale venait de sortir des broussailles.
*
(1). Renaissance est un autre nom donné au printemps sur la péninsule. Mais, je suis sûr que vous vous en rappeliez. Puisque ça a déjà été vu dans Aredhel ou le silence de roi - partie 1. Hmm ?
VOUS LISEZ
Taïka - Les Brèches du Destin
Fantasy« Elles m'ont dit que j'avais de la chance. Que j'étais différente. Que je pouvais changer le cours de l'histoire. Que je portais l'espoir en moi. Je suis censée les croire sur parole, accepter mon destin. Mon avis ne compte pas. Je ne devrais même...