Les lumières de la Justice - partie 3

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Des doigts métalliques tapotèrent un rythme agité sur l'immense table de marbre opalin. Un genou de fer s'agita avec ardeur, alors qu'un regard nerveux balayait sans cesse le Berceau Blanc, incapable de se fixer sur quoi que ce soit. 

L'homme perdait patience et peinait à dissimuler son agacement.

— Il est toujours en retard ! déclara-t-il, solennel, en claquant son gantelet contre le plateau.

De l'autre côté de la table, Solafein arqua un sourcil mais resta silencieux.

— Je me mêle sûrement de ce qui ne me regarde pas, mais franchement, que peut-il avoir à faire de plus important qu'un cons...

Le jeune homme en armure d'ébène ne put  finir sa phrase. Une fine couche de glace se forma soudainement tout autour de ses lèvres, si bien qu'elles se figèrent en une grimace grotesque. Ses yeux turquoise s'élargirent. Sans réfléchir, il porta ses mains râblées vers sa bouche, pour essayer de se dégager de ce piège glacé. Grossière erreur. Ses doigts ferrés furent aussitôt pris à leur tour dans la glace, qui s'épaississait seconde après seconde, et recouvrait maintenant jusque son nez, l'empêchant de respirer. Il tenta de secouer la tête par réflexe, mais rien n'y fit, seuls ses cheveux châtains mi-longs répondirent à l'appel et s'agitèrent un instant. 

Solafein se racla la gorge dans un horrible bruit, puis se leva et avança lentement vers son Paladin tétanisé. Sa tunique de toile, enserrant un rembourrage intérieur constitué de crin et de laine, contrastait avec le haut rang qu'il occupait. Les Paladins avaient l'habitude de s'afficher en armure ornementée et rutilante, et non en simple veste matelassée, mais leur meneur n'en avait cure et préférait son confort à son image. 

— Il faut que tu comprennes quelque chose, Zaak, commença-t-il, en regardant ailleurs. Je préférerais confier cent fois ma vie à Shura plutôt que de la mettre une seule fois entre tes mains. Je ne sais pas ce que tu lui reproches, et les relations que vous entretenez ne m'intéressent pas. 

Il s'accroupit aux côtés de Zaak et approcha son visage à quelques centimètres du sien. Le jeune Paladin put discerner les rides naissantes qui trahissaient la quarantaine de Solafein. Son visage bourru, ses sourcils épais, son nez carré et ses courts cheveux en désordre formaient un ensemble intimidant. 

— Mais toi, mon petit, chuchota-t-il en caressant la couche de glace qui continuait de gagner du terrain sur le visage de Zaak. Tu n'es encore qu'un enfant. J'ai croisé trop de traîtres, de renégats et de parjures dans ma vie pour te faire confiance en si peu de temps. Si tu veux gagner mon estime, il va falloir commencer par ne pas remettre en cause tes pairs. Alors, oui, ce qu'il fait en ce moment même ne te regarde pas, et nous allons continuer de l'attendre sagement sans se poser de questions. 

Zaak suffoquait. Il ne sentait plus ses membres, plus rien dans son corps à l'exception des battements de son cœur qui réclamait l'oxygène en résonnant dans son crâne. Sa vision se brouilla comme une aquarelle oubliée sous l'orage. L'air lui manquait de plus en plus. Les sons qu'il percevait se mêlèrent les uns aux autres pour ne plus former qu'un bourdonnement confus. La glace mordante s'attaqua au reste de son corps et entreprit de le transformer en statue de givre. Tandis qu'il flottait aux frontières de la conscience, il crut voir Solafein dévoiler toutes ses dents en un rictus carnassier. « Je t'aime profondément, tu sais, Zaak... » distingua-t-il au milieu des ténèbres qui l'entouraient. 

Le souffle chaud de Solafein qui balayait le visage de son Paladin commença peu à peu à faire fondre la glace qui l'emprisonnait. D'un claquement de doigts, il accéléra le processus et fit disparaître la pellicule givrée dans un nuage de cristaux blancs. 

Zaak eut l'impression de resurgir d'un puits sans fond. Il ouvrit la bouche, aspira de grandes goulées d'air et reprit peu à peu ses esprits. Il grimaça en maudissant intérieurement son supérieur. Ce n'était pas la première fois qu'il subissait les pièges de givre de Solafein, et pourtant, il n'arrivait pas à s'habituer à ces sévices, qu'on disait infligés en guise de simple plaisanterie. Son bourreau, de nouveau guilleret après avoir feint la colère, renchérit tout en croquant dans un raisin noir qui traînait sur la table :

Taïka - Les Brèches du DestinOù les histoires vivent. Découvrez maintenant