Prélude au Chaos - partie 5

485 135 60
                                    

Les pas lourds de Solafein martelaient le marbre du hall. À son passage, les gardes se retournaient et le suivaient des yeux. Tous sentaient que quelque chose d'inhabituel se préparait au château. Pour la première fois depuis longtemps, il avait revêtu l'armure bleu ciel et blanc des anciens Paladins. Une armure de plaque singulière, aux arêtes saillantes, qu'on aurait dit d'apparat, portée pour la beauté de ses formes plutôt qu'adaptée au combat. Lui qui ne s'habillait d'ordinaire qu'avec de simples gambisons en coton embrassait désormais pleinement son rôle de Lumière de la Justice. Et cela n'augurait que le pire. 

Il rejoignit l'antichambre du Berceau Blanc à la hâte, en traversant les couloirs comme le vent, tant et si bien que le conseiller peinait à le suivre et devait souvent accélérer dans une presque course. Il gravit le dernier escalier arrondi avec aisance. Derrière, le petit homme ventripotent était hors d'haleine. Il resta en bas des marches pour reprendre son souffle, son rang ne l'autorisant de toute façon pas à aller plus loin. 

Un garde ouvrit le battant de la porte sans que le Paladin ait besoin de le demander, puis s'effaça pour le laisser entrer dans la vaste salle. Mais tout n'y était déjà plus que souvenir, depuis les taches de sang qu'avaient laissées les blessures de Nellea, jusqu'au verre dans lequel Shura avait bu. Le Berceau Blanc était vide.

— Où sont-ils ?

Il fit deux pas de plus, comme pour se convaincre qu'il ne rêvait pas. Sur ses grèves gelées, des morceaux de glace se formèrent, à la manière du poison qui suintait du corps de Pixx après son réveil à La Gravelle. 

— Où sont-ils ? hurla-t-il à nouveau. 

Sur ces mots, une couche de glace se répandit sur tout le sol comme s'il perdait le contrôle de ses pouvoirs. Crépitante et grésillante, elle enveloppa la table centrale, dévora les meubles un à un, grimpa le long des murs, recouvrit les têtes qui les garnissaient, animales comme aédelfiennes, et dessina bientôt ses arabesques blanches au plafond. Toute la pièce fut transformée en un paysage hivernal fait de cristaux gelés et scintillants, pareil aux cavernes de glace qu'aimait parcourir Dusack avant son départ de Selm. 

Il y eut plusieurs secondes de silence. Puis Solafein expira des volutes de fumée blanche, immobile au milieu de son œuvre. Des stalactites et des stalagmites se formaient encore çà-et-là avec une rapidité étonnante. Le Berceau Blanc n'avait jamais si bien porté son nom et tout laissait à croire qu'il allait rester ainsi figé pour l'éternité. 

— Shura et ses hôtes viennent de mettre un terme à leur entrevue, intervint une voix féminine à la sonorité métallique. Vous les avez manqués de peu. 

Il se retourna. Une femme en armure intégrale venait d'arriver devant la salle. Sa carrure de colosse s'encadra dans l'embrasure de la porte. Avec son fléau d'armes au côté, elle avait quelque chose de terrible dans son aspect, quelque chose qui tenait du bourreau impitoyable. Sans même parler, elle inspirait déjà la peur à quiconque la voyait.

— Les Halcyons m'ont informée de la situation. 

— Dis-moi que tu sais où est parti Shura, ma chère Tempête, lui intima-t-il séance tenante. Et dis-moi que tu sais où se cache Caprice. 

— Oui, je sais. Et vous n'allez pas aimer. 

Une réponse d'apparence anodine, et pourtant, quelque part, un grain de sable se glissa dans les rouages du destin manipulé par Caprice. Une brèche que même elle ne pouvait pas percevoir. Les Oracles essayaient de garder le contrôle. Sur tout. À chaque instant. Mais leur pouvoir qu'on disait infini avait des limites très précises. 

Et alors que Solafein regardait l'arrivante avec une intensité impérieuse, dans l'attente de détails, un cor sonna soudain au-dehors. Une note grave et sonore se propagea autour de l'échauguette du donjon central. Aussitôt, une effervescence sans pareille s'empara des couloirs du château ; les hommes allèrent de droite et de gauche dans une grande agitation. Quatre hérauts répondirent à l'appel en soufflant par trois fois dans leur corne depuis les tours d'angle. L'alerte était lancée. La ville tout entière allait être verrouillée et bientôt plus personne ne pourrait en sortir. Le bruit des cors se répercuta au loin. Longuement l'écho lui répondit. Jusqu'à ce qu'il se perde dans les étages inférieurs du château, où nombre de soldats remontaient déjà les escaliers en les martelant de leurs solerets.

Taïka - Les Brèches du DestinOù les histoires vivent. Découvrez maintenant