Quand il eut franchi le seuil, le Paladin ferma la porte et s'adossa quelques instants au battant pour recouvrer ses esprits. Son crâne vibrait, une veine battait à sa tempe et sa paupière tressautait légèrement. Malgré le froid, de la sueur ruisselait sur son visage et il ouvrait la bouche comme si l'air lui manquait. Des souvenirs confus lui arrachèrent une plainte étouffée. Des images d'autrefois se mêlaient dans son esprit sans qu'il ne puisse les contenir.
Un petit gamin aux cheveux noirs qui sautille entre les flaques de boue et pénètre dans une cité censée être en liesse.
Puis le calme. Irréel. L'odeur. Abominable.
Et enfin la découverte d'un carnage sans nom, sans pitié, sans merci. Des corps déchirés, mutilés, disloqués, brisés, entassés dans un charnier à ciel ouvert. Le sol gorgé de sang et de restes humains. L'horreur. Incompréhensible aux yeux d'un enfant. Injustifiable aux yeux de la raison.
— Monseigneur ?
Shura sortit de sa torpeur comme on sort d'un mauvais rêve. À ses côtés, l'armure d'ivoire du gardien de la porte semblait le dévisager avec une inquiétude manifeste. Il y eut un moment d'hésitation entre les deux hommes.
— Voulez-vous que je...
— Tout va bien ! mentit-il soudain en se redressant. L'émotion des départs en guerre, rien de plus ! Reste à ta place, soldat.
Son serviteur lui adressa un regard perplexe, avant de reprendre sa position statique et impassible. Un soldat ne répondait pas à un Paladin. Un soldat acquiesçait.
Shura secoua la tête pour chasser ces réminiscences importunes. Il ne devait pas se laisser submerger par ses sentiments. Il devait résister. Encore quelques jours. Il remit son casque rond - qu'il tenait à la main depuis tout ce temps, une autre de ses habitudes notables - puis se détourna. Quelque chose en lui continuait de bouillir, mais il feignit l'assurance en marchant d'un pas déterminé vers le couloir attenant.
Il traversa plusieurs coursives, descendit plusieurs escaliers, longea plusieurs galeries. À son passage, les gardes lui présentaient les armes, tandis que les tambours battaient au-dessus de leur tête et répandaient leur lugubre message. Zaak et son armée se mettaient en marche pour l'Épine. Les vibrations faisaient trembler les murs, la poussière tombait à flots par les lézardes du plafond, mais chacun restait concentré sur sa tâche, stoïque, comme si cette journée ne différait pas des autres.
La guerre n'était qu'un jeu de rois et de puissants, penchés sur une carte, habitués à déplacer des pions pour nouer et dénouer les fils du destin à leur guise. Un jeu pour le politicien, le stratège, le diplomate, le conseiller, à l'abri derrière des murs imprenables, alors qu'au loin retentissait le fracas des armes et coulait le sang des martyrs. Les massacres, génocides et carnages passés ne leur avaient laissé aucun enseignement. Sur la péninsule, la guerre s'imposait sans relâche comme un appel divin auquel nul ne pouvait s'opposer. Dès qu'un conflit s'apaisait, un autre, plus violent encore, plus absurde et meurtrier, surgissait du néant. Entre races inconciliables, royaumes conquérants, humains aux visions divergentes, tous les prétextes semblaient bons pour guerroyer et verser le sang. À tel point que les plus pacifistes se demandaient quelle magie noire pouvait à ce point assombrir le cœur des hommes.
Dans les couloirs du château, ceux qui n'avaient pas été mobilisés savaient qu'ils allaient perdre des camarades, des connaissances, des amis, des frères. Des masques d'amertume figeaient les visages. Tous évitaient la discussion et se muraient dans un mutisme froid. Le Silence du roi prenait un tout autre sens quand on croisait leur regard rongé d'inquiétude, ou remarquait leurs traits défaits, pâles et perdus. Les fausses réjouissances et clameurs qui avaient secouées la cour du château s'effaçaient, pour mieux faire place aux sentiments vrais. À l'absence de faux semblants. À la douleur qui irradie.
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Taïka - Les Brèches du Destin
Fantasy« Elles m'ont dit que j'avais de la chance. Que j'étais différente. Que je pouvais changer le cours de l'histoire. Que je portais l'espoir en moi. Je suis censée les croire sur parole, accepter mon destin. Mon avis ne compte pas. Je ne devrais même...