Les rues résonnaient du son des marchands ambulants, des charpentiers, des tanneurs, des bouchers, des bateleurs, des musiciens, des crieurs, des filles de joie et du bétail mal attaché. Au beau milieu de la ville-basse, au milieu des professions rudes, sales ou malodorantes, au milieu du bas-peuple, de ces gens qui parviennent peut-être à survivre mieux que les autres mais ne vivent pas vraiment pour autant, les deux faux soldats et les deux tout aussi faux prisonniers avançaient à bon rythme, mais sans précipitation, pour ne pas éveiller les soupçons. Tout autour d'eux, il y avait comme une bulle de silence dans un enfer de bruits. Les têtes se retournaient sur leur passage. Des paires d'yeux les traquaient sans répit. Les gens du peuple étaient comme les marginaux du faubourg, interloqués devant ce prisonnier aédelfien. Beaucoup d'entre eux n'en avaient jamais vu de leur vie. Ou tout du moins, ils n'en avaient jamais vu affichant ainsi leur peau pierreuse à la vue de tous.
Mais il y avait autre chose. Autre chose de bien pire qui tourmentait les esprits. Le sol venait de trembler dans toute la ville. Et les répercussions de la secousse se faisaient encore sentir sous les bottes et les solerets. Des vibrations répétées remontaient par les pieds de Zalma, se diffusaient dans tout son corps. Alors que nombre de badauds interdits s'étaient déjà arrêtés pour mieux prêter l'oreille, il se tourna vers Isélia :
— Il se passe quelque chose.
Sur sa main, les cercles représentant ses trois Eléments bouillonnaient comme les eaux tumultueuses de l'ancien monde.
— La dernière fois que tu as dit ça, l'Épine a été réduite en cendres, répondit-elle. Ne sois pas de mauvais augure. S'il te plaît.
— Regardez ça ! intervint Pixx.
De son menton ferreux, il désigna l'arche de la Félicité qui se dressait devant eux, au bout de l'artère principale. Le pont-levis permettant l'accès à la ville-haute se relevait avec lenteur. L'entrée allait leur être refusée. Ils allaient être bloqués dans les bas quartiers. À cette idée leur courage faillit faiblir ; déjà tout vacillait, tout s'ébranlait, tout se troublait. Ils allaient échouer. Bien sûr, ils pouvaient toujours exécuter Zaak en plein milieu d'une rue de la ville-basse puis jeter son cadavre aux chiens. Mais l'effet escompté n'aurait pas lieu. Les deux rebelles avaient été clairs à ce sujet. Ils voulaient sévir sur la grande place de la ville-haute, au milieu de ceux qui se croient protégés par l'armée et ses Paladins, au milieu des soldats en patrouille et surtout à côté de la statue d'Alacanth, symbole de la victoire des héros sur la bête pour les uns, symbole de destruction et de mort pour les autres.
— Je m'en occupe !
Dusack sauta sur le dos d'Utopie avec tant d'aisance qu'on eut dît qu'il ne portait pas d'armure. Il s'élança au galop vers la porte en laissant derrière lui un épais nuage de poussière. Il y eut des cris, des caquètements affolés, des chutes, des bruits d'objets cassés et des jurons de bataille tandis que le cheval renversait à coup de poitrail tous ceux qui avaient le malheur de se trouver sur son passage. Il remonta la rue à toute vitesse et disparut de la vue de ses compagnons. Isélia eut tout juste le temps d'admirer avec quelle adresse Dusack maniait son destrier. Il lui obéissait avec une docilité parfaite alors qu'il ne l'avait jamais monté.
Bientôt le cavalier arriva près de la porte de la Félicité. Derrière lui, les cris et les insultes pleuvaient encore. Mais il n'y prêtait aucune attention. Il héla les gardes sur les remparts et, de son ton le moins agréable, leur somma d'abaisser le pont-levis.
— Dégage de là, la bleusaille ! lui répondit un homme sans même le regarder. La ville-haute est fermée jusqu'à nouvel ordre.
Il grimaça sous son heaume. Dans le même temps, Utopie allait de côté et d'autre devant les douves qui longeaient le mur d'enceinte, comme s'il s'attendait à ce que le pont-levis s'abaisse de lui-même à tout instant.
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Taïka - Les Brèches du Destin
Fantasy« Elles m'ont dit que j'avais de la chance. Que j'étais différente. Que je pouvais changer le cours de l'histoire. Que je portais l'espoir en moi. Je suis censée les croire sur parole, accepter mon destin. Mon avis ne compte pas. Je ne devrais même...