Alors qu'elle filait à perdre haleine, des images revinrent soudain à la mémoire d'Isélia, au beau milieu de la confusion qui l'accablait. Une ombre dans la forêt. Des cris de rage. Des éclairs aveuglants. Puis l'horreur et l'impuissance. Le corps d'Àltaron qui s'effondre dans un gargouillis sanglant. Le colosse abattu comme un vulgaire chien errant. Sous les yeux de ses camarades épouvantés. Et de son fils lui aussi condamné.
En tant que rebelle bataillant sur la ligne de front, elle côtoyait la mort et la violence au quotidien. Mais certaines douleurs paraissaient plus supportables que d'autres. Àltaron était plus qu'un bras-droit. C'était un ami, un camarade de combat, un confident, un frère. Un roc inébranlable sur lequel tous pouvaient compter. Un ours protecteur à la loyauté sans faille. Sous ses airs de brute écervelée se cachait un homme doux, affable et sensible. Un homme qui ne méritait pas une telle mort, sale et ignominieuse. Ils se connaissaient depuis assez longtemps pour ne plus avoir de secret l'un pour l'autre. Ou presque. Elle n'avait omis qu'un seul détail. Essentiel. Une tache sur son passé qu'elle cherchait à oublier, mais qui revenait sans cesse dans sa tête et nourrissait ses récurrents cauchemars.
Elle posa sa main sur sa cuisse gauche tout en continuant à se ruer à travers les arbres. Ses jambes manquaient de force et risquaient de la trahir d'un moment à l'autre, mais elle refusait de montrer le moindre signe de faiblesse. Elle refréna une montée de larmes, puis, d'un bond mal assuré, elle sauta par-dessus une racine noueuse. Du revers de la main, elle balaya les mèches sombres qui lui collaient au visage. La sueur perlait sur ses tempes. Sa poitrine se soulevait et retombait comme si elle courait depuis une éternité. Ce n'était pas la fatigue qui consumait son énergie, mais bel et bien les assauts pernicieux du désespoir. Elle peinait de plus en plus à les contenir.
Le désespoir de prendre conscience que la mort pouvait frapper à l'improviste, et non uniquement lors d'une bataille où chacun connaissait les risques encourus. Le désespoir d'être à nouveau au milieu de ces jeux de massacres qui la suivaient comme une funeste répercussion de ses méfaits d'autrefois.
Le désespoir de revivre l'horreur de la Glacière.
La Faucheuse s'abattait sans cesse autour d'elle, sans prévenir, sous la volonté du souverain ou de l'un de ses substituts. Elle déchirait les amitiés et ne laissait qu'un vide profond dans les cœurs, parfois comblé par la haine ou la vengeance. Une fissure béante et malsaine, capable de faire vaciller les plus intimes convictions et d'assombrir les plus belles espérances. Elle tentait de ne pas succomber à la folie qui menaçait de s'emparer d'elle. Des idées noires lui assaillirent l'esprit. La douleur appelait la résignation. À quoi bon mener un combat perdu d'avance, une vaine résistance, si la finalité n'est que désolation et souffrance ?
— Tu m'as menti ! fulmina soudain Pixx.
Isélia sursauta et reprit pied dans la réalité. Ses trois compagnons du jour s'étaient eux-aussi enfoncés dans le sous-bois, à sa poursuite. Tous fuyaient un adversaire supérieur en nombre et en puissance.
La Gravelle avait cet avantage d'être situé dans une clairière faisant la jonction entre les Échardes et les premiers bois de la Plaine Centrale. Se fondre au milieu des buissons d'arbousiers et de saules rampants permettait une fuite plus ou moins discrète.
— Ce n'est pas le moment ! rétorqua-t-elle en écartant une branche flanquée d'épines noires. On avance !
— Elle m'a dit que je t'avais empoisonné ! insista-t-il en regardant Dusack. Tout ça pour pouvoir...
Il s'interrompit net et fit mine d'ignorer les lugubres intentions d'Isélia. Dusack et Zalma ne savaient pas - tout du moins probablement pas - pour son Sceau. Et cette situation semblait lui convenir à merveille.
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Taïka - Les Brèches du Destin
Fantasy« Elles m'ont dit que j'avais de la chance. Que j'étais différente. Que je pouvais changer le cours de l'histoire. Que je portais l'espoir en moi. Je suis censée les croire sur parole, accepter mon destin. Mon avis ne compte pas. Je ne devrais même...