L'heure bleue

3

Le soir même en rentrant à la maison, je trouvai Magali derrière les fourneaux. Je jetai ma veste sur le canapé, me débarrassai de mes bottines d'un coup de pied et la rejoignis dans la cuisine. Il y faisait bien chaud ; les fenêtres étaient couvertes de buée. On était en octobre et au dehors, à cette heure, il faisait déjà nuit noire.

« Salut ! Me lança Magali en fermant un placard.

─ Salut. Tu fais quoi , la coloc'? M'enquis-je en allumant la bouilloire.

─ Une quiche au saumon.

─ Miam ! Je dois t'aider ou...?

─ Ah non, surtout pas ! Tu risquerais de mettre trop de poivre comme l'autre jour. Sinon, ça va ? Tu as une tête bizarre. »

Je m'adossai au frigo, bras croisés.

« Je sais pas trop, justement. »

Magali, qui s'apprêtait à battre la crème et les œufs de l'appareil, suspendit son geste et me jeta un coup d'œil intrigué.

« Qu'est-ce qui se passe ?

─ Bah... Il se peut que je sois tombée sur Alessio aujourd'hui. Au boulot. Totalement par hasard.

─ Alessio ? (Elle fronça les sourcils). Attends... Haaan ! LE Alessio ? Le type dont tu m'as rebattu les oreilles la fois où tu étais bourrée ? Toute façon ça peut être que lui, tu parles jamais de mecs, toi... »

Etait-il utile de préciser que je regrettais amèrement cette unique soirée d'égarement prolifique en palabres ? Une des raisons pour lesquelles je ne buvais pratiquement jamais. Je devenais bien trop bavarde.

« Celui-là même, ouais, admis-je en roulant des yeux. J'ai pas de chance ! Il a fallu qu'il entre dans ce foutu café, et pas un autre.

─ Au contraire, c'est une très bonne nouvelle, ça, se réjouit Magali. Non ?

─ Non, rétorquai-je sans la moindre hésitation.

─ Roh, mais pourquoi ? T'es pas marrante.

─ Parce que c'est exactement comme revoir un ex. On s'est pas adressé la parole depuis.

─ J'suis pas d'accord. Ça peut pas être « exactement » pareil, puisque tu es jamais sortie avec lui... »

Je jetai un sachet de thé dans ma vieille tasse ébréchée avant d'y verser l'eau frémissante de la bouilloire. Soupirai.

« Est-ce que tu te souviens seulement de ce que je t'avais raconté à son sujet, Magali ?

─ Bah, un discours incohérent sur le fait que tu te sentais super coupable d'avoir joué avec lui, que tu étais allée trop loin, qu'il fallait que tu arrêtes de penser à lui, bla bla bla, des conneries de ce genre. On s'en fout mais tellement ! Ça fait mille ans cette affaire.

─ Trois » corrigeai-je.

Elle chassa ce détail de moindre importance d'un geste de la main :

« Parlons plutôt de choses sérieuses, tu vas mettre quoi pour votre rencart ? Parce que c'est un rencart, hein ? »

Je recrachai ma gorgée de thé. Elle pouffa de rire.

« Ça va pas non ? Et puis quoi encore ! »

A vrai dire, au vu de la désinvolture avec laquelle Alessio avait proposé ce verre, il ne s'agissait probablement pas d'un date. Mais se revoir en tête à tête après tout ce temps... ça pouvait y ressembler, quelque part. Magali m'observait toujours du coin de l'œil.

« Mais pourquoi tu tires la gueule comme ça ? S'énerva-t-elle tout à coup en déroulant sa pâte brisée.

─ Heu... il a eu vingt-et-un ans cette année.

─ Et alors ?!

─ Et alors, j'en ai toujours vingt-six, aux dernières nouvelles », râlai-je.

Magali poussa un soupir irrité et rejeta sa queue de cheval brune par dessus son épaule. C'était une fille énergique, bille-en-tête, un peu boulotte, aux grands yeux noisette. Je l'appréciais, mais on était si différente que parfois, je me demandais comment on arrivait à vivre ensemble.

« Bon sang, ce que tu peux être casse-burnes, Dani ! Si je me souviens bien, ça reste un gros coup de cœur, ce mec, non ? Et puis tu vas pas faire ta difficile là, ça fait combien de temps que t'as pas fait l'amour ? Deux ans, au bas mot.

─ Plutôt huit mois, corrigeai-je en levant les yeux au ciel. Toujours ta tendance à l'exagération, hein, Magali...

─ Bah, deux ans, huit mois, c'est pareil ! T'abuses. Et c'est même pas par manque d'occasions, en plus ! Avec ta dégaine, tu pourrais tenter un prêtre. »

Effectivement, je ne manquais pas d'occasions, mais par contre, j'étais lasse. Cela faisait un moment que j'avais arrêté de sortir avec des cas sociaux et autres tocards du style de Jose, et je m'en portais très bien, merci du peu. Oh, ça m'arrivait de voir un homme par-ci par là, mais je n'étais pas allée beaucoup plus loin que quelques chastes baisers ces derniers temps... J'avais pas envie. Faire l'amour me manquait, ceci dit. C'était juste eux qui ne me disaient rien.

Un souvenir me traversa l'esprit, fugace, et je sentis mes joues se réchauffer.

« Wah, mais tu rougis ! S'écria Magali qui n'en ratait pas une. Tu penses à quand tu as couché avec Alessio, c'est ça ? Avoue ! »

Comme je ne niais pas, embarrassée, elle éclata de rire. Argh ! Je tâchai de me donner une contenance en me remettant à boire mon thé. Cette unique fois avec lui... Je m'accordais rarement le loisir d'y penser. Le passé devait rester là où il était gérable : c'est-à-dire à sa place, loin dans mon dos.

Entre temps, super Magali avait enfourné sa super quiche.

« Peu importe, il ne va rien se passer d'intéressant, lui dis-je alors qu'elle me rejoignait à table avec un paquet de Pringles.

─ Putain, j'espère bien que si ! Tu le vois quand, déjà ? »

Mon portable bipa comme pour lui répondre.

« C'est luiiii ? S'écria Magali, tout excitée.

─ Ouais. Il me donne rendez-vous devant le Kaziski Jolie à 18h30. Je le connais ce bar, c'est dans le 1er. Sauf que j'ai Kick-Boxing à cette heure-là, moi... »

Un instant, je crus que Magali allait me frapper à la tête.

« Mais c'est pas possible ça !!! Tu sèches, et tu vas voir Alessio, et je ne veux plus rien entendre !

─Je suppose, dis-je avec réticence.

─ Ben oui ! Et ensuite, tu me raconteras tout, hein.

─ Mais puisque je te dis que y'aura rien à raconter ...

─ Ça, ça m'étonnerait. Ah là là comment j'ai trop hâte !! »