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Après six jours de silence radio, je craquai et j'appelai Alessio, cette fois à ma pause de midi. Répondeur. C'était la deuxième fois que je tombais sur sa messagerie en trois jours. Ce qui avait commencé comme un doute lancinant se changea instantanément en certitude glacée : il filtrait mes appels.

« Wahou, ça fait plaisir ! » Pensai-je, ironique. Je me mordillai l'ongle du pouce. J'étais nerveuse. J'étais préoccupée. Beaucoup.

Appuyée au bar, je me mis à taper un SMS. « On se met ensemble ? » disait-il. Un truc comme ça. Je l'effaçai pour écrire un « Tu me manques A » qui ne quitta jamais mes brouillons. « Je t'aime Alessio », « Fais pas la tête mon loup », « Quelle conne j'ai été de te demander ça ».

A midi 45, je n'avais toujours rien envoyé et toujours pas mangé. Merde hein ! Je balançai mon portable par terre avec un cri de frustration. Il se décomposa sur le sol. La batterie glissa sous une table, le capot sous une autre, et le corps du téléphone se retrouva à l'autre bout du comptoir. Deux clients levèrent les yeux sur moi d'un air surpris.

« Oui ?! Fis-je sèchement. Un problème ? »

Le premier retourna prestement à son magazine, se gardant bien de répondre, mais le second, un homme d'affaires d'une quarantaine d'années, me sourit d'un air appréciateur. Rah bon sang ! Ma bouille d'ange avait encore frappé.

Je tournai les talons et quittai Starbucks par les doubles portes grandes ouvertes sans même dénouer mon tablier.

*

Pierre, le manager relou pas tellement plus âgé que moi, me retrouva perchée sur la margelle de la fontaine en bas de la rue, en train de jouer du bout de la fourchette avec ma salade de pâtes. Il me tendit mon téléphone sans un mot et s'assit à mes côtés. Je jetai un coup d'œil au bidule. Pas de casse, mais l'écran avait un peu souffert, dans un coin. Bah. C'était un vieux modèle que j'avais depuis cent sept ans, il n'était plus à ça près de toute façon. Pierre sortit une cigarette qu'il alluma, avant de poser le briquet entre nous. On resta là un moment en silence. Puis :

« Qu'est-ce qui t'arrive ces derniers jours, Soares ?

─ Je me désespère ! Voilà ce qui m'arrive. Je suis insupportable. Même mon mec veut plus de moi.

─ Si ça peut te remonter le moral, tu me désespères aussi, avec tes retards, tes rêveries derrière le comptoir, tes Latte pas assez sucrés... la liste est longue comme le bras. Tu cries même sur le client maintenant. Et c'est vrai que t'es assez insupportable aussi.

─ Hey ! Désolée, mais je fais bien mon travail, en dehors de ça.

─ C'est vrai. Tu es un bon élément. Dommage que tu ne comptes pas rester. Sinon, évidemment que y'a des gens qui arrivent à te tolérer quelque part. Faut pas exagérer. »

Sans prévenir, je lui pris sa cigarette des mains et la portai à mes lèvres. Je compris à la façon dont son regard s'attarda un peu trop sur ma bouche qu'il fut troublé par mon geste. Tournant la tête, je rejetai la fumée. Puis je surfai sur la vague :

« Dis, lui lançai-je en lui rendant sa clope, tu sortirais avec moi, si tu me détestais pas ? »

Il eut un petit rire sarcastique.

« Quelle question tordue, Soares.

─ Tu as raison, Pierrot, fis-je tristement. Je suis pas de celles avec qui on sort.

─ Tu me parais bien dure avec toi-même. Et j'ai pas dit non.

─ T'as pas dit oui non plus, rétorquai-je du tac-o-tac.

L'heure bleueOù les histoires vivent. Découvrez maintenant