50- Tu m'as donné mon premier repas et moi je te donne ton dernier.

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« Il était temps de partir. »

Je n'avais jamais rien vu de tel, cette femme s'accrochait à ma sœur jumelle, juste parce qu'elle espérait encore le pardon de son enfant. Elle avait arrêté de se battre contre la maladie, mais pas contre moi. Contre moi, elle avait concentré toute son énergie. Contre moi, elle avait levé tous ses soldats. C'était une véritable forteresse autour de son âme: et pourtant, si je l'avais voulu, je m'en serais emparé, parce que j'en détenais l'absolu pouvoir. Mais j'étais touchée par son histoire, moi l'intouchable. J'étais sûre d'une chose, à la seconde où elle aurait obtenu ce pour quoi elle préférait encore ma sœur, la Vie, elle me tendrait volontiers la main pour que je l'emmène. C'était rare de rencontrer des âmes coopératives, même les suicidées ne l'étaient que rarement. Alors, j'allais attendre, et à l'heure voulue, j'irais moi-même la chercher. Il n'y avait aucune raison pour que j'envoie l'une de mes angesses sur cette mission: c'était chasse gardée. Pour certains, je suis vilaine, ils utilisent d'ailleurs bien souvent ce qualificatif pour injurier en comparant à moi. Pour d'autres je ne suis qu'un huissier, un pont suspendu entre ma sœur et l'éternité, un voyage incertain, un sujet de pleurs pour les vivants, la dernière parole du destin, la lumière allumée à son sommet, la veilleuse auguste de ma sœur jumelle, l'examen auquel nul n'échoue. La Mort.

Un samedi comme tous les autres, Bineta faisait des efforts, elle ne vivait que pour cela: pardonner à sa mère en toute entièreté. Et cet être à l'intérieur d'elle semblait le lui demander: pardonne à mamie.

Karidja s'apprêtait à faire petit-déjeuner leur mère. Salimata n'allait pas pouvoir se libérer au cours de la journée, elle n'y serait que dans la soirée. Descendant les marches, Bineta interpella sa jeune sœur.

- Bonjour ma sœur.

- Ah, grande-sœur, tu as bien dormi?

- Ça va.

- Et mon neveu?

Bineta s'esclaffa.

- Neveu?

- Mais oui, il n'est peut-être pas encore né mais il est bien là.

- Soit, mais qui a dit que ce serait un garçon?

- Ah ça, secret de future tante.

- Eh bien, je sens que Mam et toi, ça va être la guerre.

- Mais pourquoi?

- Devine.

- Quoi, il veut une fille? S'indigna-t-elle presque.

Bineta s'enjoua de la réaction de sa sœur.

- Mais... Il ne veut pas un hériter? C'est pas ça qui compte pour les hommes là?

- Mi bìn [Ma fille], laisse les hommes là où ils sont, tu as compris non?

- Hum, répondit-elle en haussant les épaules. J'y vais, n'nan doit m'attendre.

- ... Attends.

- Oui? S'arrêta-t-elle à demi-pas.

Pour se donner du courage, Bineta souffla grandement.

- Laisse-moi faire.

Elle fixait le plateau avec frayeur. Et si elle en faisait trop? Et si elle ne parvenait pas à mener son effort à bien? Il fallait tout de même y aller.
Avec hésitation, Idja balança la tête de haut en bas puis tendit le plateau à son aînée.

Figée pendant un instant, Bineta parvint finalement à prendre le plateau. Sa sœur lui passa une main encourageante dans le dos, geste auquel l'aînée répondit par un sourire timoré. Puis elle s'engouffra dans la pièce.

- Idja?... C'est toi?

Bineta se tenait là, arrêtée comme le plus gros baobab du Sénégal.

- Non n'nan, c'est Bineta.

Un sourire grandiose illumina le visage de sa mère.

- Tu as besoin de quelque chose? Viens donc t'asseoir...

Bineta se décolla enfin du sol. Elle posa le plateau sur la table avant de se stabiliser dans le lit. Sa mère chercha ses mains et les trouva.

- Dis-moi, reprit-elle toujours scotchée à son sourire.

- En fait n'nan... je n'ai rien à demander, juste... il est temps que tu manges.

- Mais... je croyais que ta petite-sœur venait s'en charger.

- Justement n'nan je... elle ne le fera plus parce que... C'est moi qui vais le faire aujourd'hui.

Bineta détacha ses mains de celles de sa mère et récupéra le plateau sur le petit meuble. Fanta ne pouvait pas voir les gestes de sa fille mais elle pouvait toujours sentir. Elle pouvait sentir ce bonheur qui l'envahissait.

Sa fille lui aurait-elle enfin pardonné? Sinon, cela était-il au moins bon signe?

- Ça y est n'nan, juste devant ta bouche.

Fanta entrouvrit ses lèvres. Elle se rappelait alors le dédain avec lequel elle accordait à Bineta, le «bien trop grand honeur» de téter le lait de ses seins. Et à présent, sa fille la regardait-elle avec cette même expression?

Bineta pensait: ne serait-il pas judicieux, pour apaiser l'âme de sa mère, de prétendre lui pardonner?

- Voilà n'nan, on a fini de manger.

- Que Dieu te bénisse ma fille. Sur cette terre, tant que ton corps portera la vie, et même au delà... rien ni personne, ne pourra t'arracher le bonheur. Même pas toi-même.

Les yeux enténébrés, salive ravalée, Bineta donnerait tout pour parvenir au pardon. Mais elle n'y arrivait pas encore. Ce n'était pas les injures, les petites humiliations, les malédictions. C'était son premier bébé. La déchirure était encore trop fraîche. Elle la sentait encore dans ses entrailles. Elle sentait encore la sage-femme plonger l'objet meurtrier en elle, elle entendait encore sa mère lui jeter à la figure: « Quand c'était lui qui te souillait avec sa sale chose, tu ne pleurnichais pas, alors assume ta perversion, assume-la et tais-toi petite traînée.» Elle entendait encore le cri silencieux de son bébé.

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Hey chères lectrices et chers lecteurs☺
Vous avez probablement remarqué que je poste tous les mardis, même si parfois je me loupe! Eh ouais, je suis une vraie tête en l'air😂

Cette fois-ci, j'ai voulu faire une petite pause à la fin du chapitre pour discuter un peu avec vous, autour d'un café virtuel ☕🥐😂

Alors dites-moi, ça vous fait quoi de dévouvrir la sombre histoire de Bineta?
Vous êtes plutôt team pardon ou complètement à l'opposé?

Allez, à mardi prochain pour la suite! En attendant, n'oubliez pas de donner votre avis en commentaires🤗

Mamadou & Bineta 🖤Où les histoires vivent. Découvrez maintenant