59- Destination St-Louis.

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Bineta n'avait que vingt ans à l'époque. Pour son père, elle était encore un bébé, la seule qui le rassérénait dans son manque de fils. Elle s'était longtemps tenue à l'écart des hommes. Et quand elle avait finalement accepté de baisser sa garde, encouragée par son père et sa jeune sœur, elle se retrouvait attristée.

Mamadou était reparti chez lui avec une mission en tête: mettre une croix rouge et épaisse sur ses sentiments pour Bineta. Mais il ignorait encore que la défaite était inévitable.

Bineta, assistée par ses sœurs, avait expliqué tout ce qui s'était passé avec Mamadou, à leur père.

- Pardon de te l'avoir caché papa, mais je voulais voir par moi-même d'abord. Je savais que tu ne serais pas d'accord.

- Et regarde là où ça t'a menée.

- Il a raison papa, je n'aurais jamais dû.

- Tu as commis une erreur, d'accord. On en commet tous. Et s'il tenait réellement à toi comme il le prétend si bien, il n'aurait pas eu cette réaction immature. Il aurait compris les raisons de ce choix. Ce n'est pas en te laissant seule une deuxième fois qu'il va régler quoi que ce soit. On peut comprendre son choc au début. Mais après, je ne lui donne pas raison.

Même s'il n'était pas partisan de cet avortement, il évitait surtout de la juger, tout du moins, de lui montrer qu'il la jugeait. Cela ne ferait que déstabiliser son moral déjà fissuré par ce sentiment de culpabilité qui la rongerait toute sa vie. Par contre, il était sincère quand il parlait de Mamadou. Il avait, tout comme sa fille, fait l'effort de lui accorder le bénéfice du doute concernant la raison de sa disparition. Mais il n'adhérait pas du tout à son départ qu'il jugeait irréfléchi. Ce jeune homme, par respect, aurait au moins pu avoir la décence de le rencontrer lui, le père de Bineta, celui qui dès le départ l'avait accueilli comme son propre fils.

Bineta déposa sa tête dans le creu de l'épaule de son père: elle s'y cachait bien souvent quand tout allait mal pour elle, même quand elle manquait de mots, même quand elle ne lui faisait pas savoir exactement ce qui la tracassait.

Durant deux mois, jour pour jour, elle lançait des yeux interrogateurs à son téléphone portable. Appeler ou ne pas appeler? In fine, elle ne le faisait jamais. Même quand elle en arrivait à composer le numéro, même quand elle arrivait à lancer l'appel, elle finissait par raccrocher avant la première sonnerie.

Un soir de novembre, alors qu'elle peinait à trouver le sommeil, la nuit lui porta conseil. Mamadou, quand ils étaient encore ensemble, lui avait largement parlé de son boulot, son lieu de travail y compris. Google maps était le maître du globe. Il suffisait de demander pour être conduit. Le voyage serait très long, plus d'une journée. Mais si cela pouvait lui permettre d'en finir avec ses insomnies, elle était prête à prendre le risque.

Karidja avait aussitôt agréé la décision. Salimata y était demeurée opposée. Quant au père, il avait fini par céder, malgré la protestation véhémente de son épouse. Il savait sa fille têtue comme une mule. S'il lui disait non, elle trouverait un moyen bien moins biblique de parvenir à ses fins. Et d'ailleurs, c'était l'une des qualités qui le rendait fier d'elle: elle savait prendre des risques, elle savait désobéir, se débrouiller toute seule, comme l'aurait fait ce fils jamais né.

Sa fille semblait très attachée à ce cher Mamadou. Il était alors mieux pour lui, de garder un minimum de contrôle sur elle. Il finança le voyage et tout ce que cela impliquait. D’ailleurs, il se chargea personnellement de la déposer à la gare. Il s'inquiétait un peu, c'était normal, c'était toujours sa fille. Mais en même temps, il était certain qu'elle saurait s'en sortir toute seule: elle l'avait toujours fait.

Ce fut ainsi qu'elle attérit à Saint-Louis ce soir de novembre. Elle ne s'était pas arrêtée une seule fois depuis la minute où l'autocar avait garé. Elle découvrait un autre univers, un monde où tout était différent à ses yeux: la couleur des taxis, la circulation, l'attitude des gens dans la rue, les bâtiments, même la couleur du ciel lui semblait différente. Il y avait au loin, ce feu d'artifice qui ne précisait pas ses motivations. Sans doute les préparatifs des fêtes de fin d'année, pensa-t-elle.

Elle aurait pu se réjouir si elle était venue en touriste. Mais son cœur se resserait à mesure qu'elle approchait l'agence qui employait son futur époux. Elle se fichait - mais pas totalement - de perdre tous les sous que son père avait dû investir pour lui faciliter ce voyage. Ce qu'elle craignait le plus, c'était de voir tomber à l'eau tous ses espoirs de reconquérir cet homme. Elle craignait qu'il n'apprécie pas cet effort à sa juste valeur, qu'il ne soit déjà passé à autre chose, à une autre femme, qu'il l'ait déjà oubliée, qu'il ne veuille plus rien savoir d'elle. Elle craignait une troisième déception, de rentrer chez son père l'échec à la main.

Le taxi dans lequel elle était faisait défiler cette interminable chaîne de bâtiments plus colorés et plus illuminés les uns que les autres. Elle avait eu une chance de cocue car le travail de Mamadou le forçait désormais à se déplacer. Et s'il était là ce soir-là, ce n'était pas le cas la veille.

Descendue du véhicule, elle troubla le vent par son expiration libératrice. Ses poumons semblaient condensés, pressés. Ils semblaient comprimer son cœur qui se perdait dans ses propres battements. Et pourtant, elle allait enfin savoir ce qu'il adviendrait de son espoir.

Gavée d'un courage effrayé, elle traversa le seuil, comme si elle allait à l'abbatoir. Ce qui semblait être la réception était encombré. Il y avait trois femmes, belles mais bavardes, qui emplissaient la pièce de leur rires incontrôlés. Se sentant de trop, Bineta prit directement la direction du couloir que lui indiquait son instinct. Mais l'une des trois demoiselles l'apostropha:

- Hé! Madame, vous allez où comme ça?

Désormais en mode palabres, Bineta se retourna pour affronter la réceptionniste des lieux.

- Vous êtes la réceptionniste, je présume.

- Elle-même, répondit-elle orgueilleusement.

- Dans ce cas, au lieu de papoter avec tes copines là, tu devrais plutôt t'occuper de recevoir les gens.

- Mais pour qui elle se prend elle? Riposta-t-elle en s'adressant à ses amies.

L'une de celles-ci toisa Bineta, tandis que l'autre n'osait avouer son adhésion à la remarque de l'abidjannaise.

- Tu es ivoirienne, n'est-ce pas? On sait que vous êtes des impolies là bas.

- Écoute ma chérie, tu peux insulter toute l'Afrique si tu veux. Moi je ne te dirai rien. Par contre, je ne suis pas sûre que monsieur Cissé soit aussi gentil en sachant que tu t'es si mal comportée avec sa petite-amie... Mesdemoiselles, s'excusa-t-elle avant de poursuivre son chemin.

Elle ne connaissait pas cet endroit. Mais de prime abord, il n'y avait que ce seul couloir susceptible de la conduire quelque part. Elle allait se perdre, se disait-elle. Mais pour l'aider, elle croisa un homme en uniforme, la bignole sans l'ombre d'un doute. Celui-ci n'eut aucun mal à lui indiquer son chemin, avec précision et concision. Décidément, personne n'était à sa place dans cette agence.

Mamadou avait son identité plaquée à la porte de bois vitrée. La porte ne cessait de la fixer, sans lui adresser le moindre mot. Et lorsqu'elle parvint enfin à toquer, la voix de Mamadou retrouva toute sa place dans son esprit, une fois! Puis deux fois!

Appuyée à moitié, la poignée s'était finalement retrouvée abandonnée: Bineta avait pris peur et avait reculé. Elle reviendrait le lendemain, lorsqu'elle se serait reposée. Et alors qu'elle faisait à peine trois pas paniqués, l'homme apparut subito sous ses yeux paralysés.

- Bineta?!

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J'espère que vous avez apprécié ce chapitre surprise supplémentaire😄
Dites-moi si vous en voulez d'autres comme ça prochainement. Allez, à mardi prochain 😉

Mamadou & Bineta 🖤Où les histoires vivent. Découvrez maintenant