88-La dame en blanc.

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Manël était une jeune femme qui ferait rêver n'importe quel homme. Elle avait autant d'atouts que Bineta. Mais elle n'avait pas le pion déterminant du jeu: le cœur de Mamadou. Là où Bineta était le feu, elle était la glace. Là où elle était la brise, Bineta était le tsunami. Là où Bineta était le bruit, elle était le silence.

Il tetrouva Bineta, non pas là où il l'avait laissée, mais à l'intérieur, juste là où il fallait pour assister à sa petite discussion avec Manël.

- C'est à cause d'elle?... C'est à cause d'elle que tu as si tant besoin de temps Mam?

- On peut bouger d'ici? On sera plus à l'aise.

Elle détourna son regard noir.

- S'il te plaît...

Doucement, très lentement, leurs mains se touchèrent.

- Viens avec moi. Je vais tout t'expliquer.

Les yeux de Bineta brillaient de larmes, des larmes qui n'arrivaient pas à tomber. Elle ne contrôlait plus ses pieds dénudés, mais ils avançaient. Ses sandales étaient restées dans la voiture.

Le trajet était dormant, sourd et muet. Seul le bruit des pneus glissant sur le bitume se faisait entendre. La brise combattait le pare-brise, le vent fouettait les pare-chocs, Zéphyr longeait la carosserie, l'air coiffait le toit et l'oxygène se faufilait dans le soubassement.

Il avait pris le premier virage. Il se faisait tard, la lune n'était pas là. Mais le temps était ravissant, sur ce macadam l'air abandonné. Les accotements semblaient s'écarter à leur passage, élargissant la chaussée et étranglant les fossés. Même les arbres semblaient se cacher, timorés et condamnés à ne jamais bouger. Et pourtant, au travers de la transparence immaculée du vitrage, ils semblaient fuir le regard de Bineta, courir au loin, derrière eux, tant qu'ils pouvaient échapper à ses yeux. L'air glacé qui soupirait au travers des vitres, se moulait aux traits tristes de son visage. Ses iris onyx réflétaient le ciel bleuâtre. Le petit point brillant de son gloss noir abritait toute une histoire. La nitescence de sa chair réflétait quelques éclisses des réverbères dressés de part et d'autre.

- Je venais à peine de rentrer d'Abidjan. Et j'étais mal. Je n'étais pas directement rentré à la maison ce soir là, en quittant le boulot... J'étais allé marcher, seul, dans un parc. Juste là, dit-il en garant.

C'était délicieux, cette sérénité dans la flore. Cette faune harmonieuse au milieu des bancs vides.

- Au début, il était vide... comme en ce moment. Alors je me suis assis, juste au centre de ce banc là, celui qui est tout au fond. Je réfléchissais, je me rendais compte... que je tenais à toi, bien plus que je ne le pensais. Mais... je voyais surtout que je t'avais perdue.

À mesure que ses lèvres s'agitèrent au rythme de ses mots, toute la scène se dessinait dans ce parc, sous les yeux de Bineta.

***

Manël sortait des ténèbres, juste derrière lui, libre dans un caftan fantôme.

- Salut, dit-elle.

- Salut.

- Est-ce que...?

- Je vous en prie.

Elle étala son large tissu spectral sur le siège de ciment. Au loin, elle donnait le mirage d'un flou de tâche blanchâtre.

- Moi c'est Manël.

- Mamadou.

- Pourquoi t'es tout seul?

- Je pense... que tu mérites plus cette question que moi. C'est dangeureux pour une femme d'être seule dans les rues à cette heure ci. On ne sait jamais sur quoi on peut tomber.

- Peut-être, avoua-t-elle en baissant la tête... Ils disent tous... que je devrais déjà être mariée, parce que toutes mes sœurs sont déjà mariées. Et pourtant... ils trouvent ça indécent de draguer un mec.

- Tu dragues des mecs toi?

Sérieusement? Pour Mamadou, elle n'en avait sûrement pas l'air. On ne voyait ni ses cheveux, ses oreilles, ni son cou. Ses mains paraissaient seulement lorsqu'elle les sortait. Et ses pieds, malgré ses sandales, se cachaient derrière la couleur chair de ses bas.

- Non, biensûr que non mais... je crois que je vais devoir m'y mettre si je veux me marier.

- Tu veux rire? Tu t'es un peu regardée?

- Oui, et c'est justement ça le problème. Y a que le physique qui les intéresse, tous, sans exception.

- Malgré ce long truc que tu portes?

- Je mets rarement ce genre de "long truc". Ce soir, c'était une fête familiale alors...

- Je comprends. Il s'est passé quoi alors?

- Comment?

- À la fête.

- Ah, ils m'ont soûlée comme d'habitude, avec leur histoire de mariage. Alors je suis partie.

- Tu sais, je te comprends, parce que je vis un peu la même chose avec les miens. Je suis l'aîné et mon père veut des petits-enfants alors... ils me mettent la pression. Mais... sans vouloir paraître sexiste, t'es une femme et...

- Je ne rajeunis pas, je la connais, la chanson.

- Je ne te dis pas de foncer tête baissée, et aucun homme n'est parfait. J'avoue que le monde ne va pas mieux, qu'il y a de moins en moins de relations sérieuses. Mais si tu t'acharnes à attendre l'homme idéal...

- Je vais mourir vieille fille et seule. Celle là aussi, on me la fait à longeur de journée.

Il souffla dans un sourire.

- Ça paraît agaçant mais... c'est pourtant ça la vérité.

- Alors, je devrais faire quoi à ton avis? Baisser ma garde et me faire duper comme la majorité des filles de nos jours?

- Baisser ta garde, et prier pour tomber sur le bon. Parce que tant que tu seras braquée, tu ne verras que du mal partout.

- Hm, répondit-elle en fixant le ciel.

Il sourit en remuant la tête, les coudes sur les cuisses, les doigts entrelacés.

- J'arrive pas à croire que je suis en train de conseiller une inconnue sur ce qu'elle devrait faire de sa vie sentimentale.

- Et j'arrive pas à croire que j'ai raconté ma vie privée à un inconnu.

Ils se regardèrent, tous les deux dans les yeux. Le miroir de l'âme de Manël semblait mettre une barrière au monde extérieur.

- Et toi alors, reprit-elle, tu n'avais pas l'air d'attendre quelqu'un.

- Moi, je viens de rompre.

- Ah. Il s'est passé quoi?

- C'est... compliqué.

- Ou alors t'es bien plus prudent que moi avec les inconnus.

- Peut-être...

Elle acquiesca derrière la monture dorée qui encadrait ses yeux. Elle était très jolie, au passage, cette monture, agrémentée de renflements dorés sur un côté.

– Je crois que je vais y aller, décida-t-elle en se levant.

Elle était agréable sa voix, émoussée et tamisée. Elle se confondait presque à la mutité de la nuit.

Il l'observa s'en aller, à pas réguliers et oubliés. Elle se fondait presque dans la cécité nocturne. Mais sa senteur demeurait malgré toute la distance. Il cligna des yeux une milliseconde, et elle s'était évanouïe dans la pénombre.
Il était de nouveau seul. Et il se remit à penser, penser encore à Bineta. Elle avait définitivement volé sa quiétude.

Mamadou & Bineta 🖤Où les histoires vivent. Découvrez maintenant