17-Et si je ne connaissais pas ma femme?

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Ce moment là nous est arrivé à tous, ce moment là où l'on lâche prise, où l'on abandonne, ce moment là où l'on arrête tout: la lutte, la bataille, la guerre, la résistance, le temps, pour se retrouver avec soi-même, pour tout remettre en question, tout remettre à zéro. Mais le temps passe et la douleur persiste. Il y a en effet de ces coriaces blessures, que même le temps n'arrive à atteindre; du moins, à éteindre.

Elle n'avait pas fini de se vider de ses larmes. Elle continuerait jusqu'à tremper les vêtements de son mari, dissoudre les draps dans lesquels ils étaient tous les deux plongés, accrochée à lui comme des racines à la terre.

Sa mère avait osé le lui jeter en pleine face. C'était le jour où son père cassa sa pipe. Sa mère l'avait aussi accusèe d'être la meurtrière de son père, elle avait osé lui ordonner de ne plus l'appeler maman. Pour Bineta, elle l'avait reniée. Et si sa mère avait voulu la tuer, alors elle non plus n'en avait rien à faire de ce qu'elle puisse mourir.

Bineta avait toujours été la plus espiègle, mais tout comme son mari, elle était la préférée de son père. Même si elle n'hésitait pas à créer des scandales aux coins de rues de Sopim, c'était une enfant entière. Elle ne réglait leur compte qu'à ceux qui lui cherchaient des noises. Ses résultats à l'école n'étaient pas les meilleurs mais ils étaient suffisants. Les mauvaises fréquentations n'étaient pas dans son radar. Et aucun garçon - aussi idiot fut-il! - n'aurait osé l'approcher. Ce n'était pas son père qui allait les corriger, elle s'en chargeait elle-même!
Mais malheureusement, sa mère semblait lui en vouloir sans raison. Enfin peut-être en avait-elle une, ou deux: Tu as bousié mon corps et tu as brisé mes rêves!

- Je ne lui ai jamais rien fait tu sais, je faisais toujours tout ce qu'elle me demandait. Elle passait ses journées à critiquer tout ce que je faisais, rien n'était jamais assez bien pour elle. En fait, je ne faisais jamais rien de bon, j'étais une bonne à rien... J'avais supporté toutes les atrocités qu'elle me lâchait, et Dieu sait combien elle pouvait déblatérer en quelques minutes. Mais quand elle m'a avoué que... Qu'elle avait essayé d'en finir avec moi, qu'elle regrettait n'avoir pas persisté jusqu'à y arriver, c'était la goutte d'eau Mam... Je ne veux plus jamais rien avoir à faire avec cette... Femme. Elle ne m'a jamais aimée, tout ce qu'elle a fait, c'est essayer encore et encore de me détruire... Je ne veux plus jamais la revoir, jamais plus... Jamais plus...

Aurait-il pu s'opposer à cette décision on ne peut plus humaine? Il ne s'imaginait même pas penser à toutes les horreurs que cette mère avait pu proférer à l'endroit de sa propre chair. Il pouvait encore essayer de pardonner la tentative d'avortement, il ignorait les circonstances qui l'avait motivée.
Mais ce qu'il n'arrivait pas à concevoir, c'était l'audace de l'avouer, de l'assumer et de s'en montrer fière, l'audace de confesser le regret de n'avoir pas réussi. Pour lui, cette cruauté n'avait pas de nom.

- Pourquoi tu ne m'as jamais rien dit?

- Parce que ça fait trop mal, répondit-elle entre ses sanglots... Je ne voulais plus y penser, je voulais juste... Oublier... C'est... C'est à cause d'elle que... Que je ne veux pas d'enfant... Est-ce que tu imagines ça?

- Comment ça?

Elle renifla et dressa son regard dans celui de Mamadou.

- Ma toute première grossesse... L'avortement, c'était son idée.

- Qu... Quoi? Comment ça son idée?

- Je te demande pardon... J'aurais dû résister, j'aurais dû m'opposer à elle mais... Elle avait réussi à me convaincre que j'allais foutre ma vie en l'air. Elle avait réussi à me faire comprendre que si je gardais cet enfant, elle n'allait me détester que plus, que je serais la honte de notre famille... Et toi... Toi tu n'étais plus là, tu avais disparu, tu ne décrochais plus... J'avais cru que tu m'avais abandonnée, que tu étais parti parce que tu avais déjà eu ce que tu voulais de moi... Je n'ai jamais voulu tuer cet enfant, je... Je te jure que je n'ai jamais voulu Mamadou, s'il te plaît pardonne-moi... Pardonne-moi...

Les pensées de Mamadou s'entremêlèrent: Si elle n'avait pas réussi à tuer sa fille, elle avait quand-même réussi à tuer l'enfant de sa fille. Pourquoi tant de méchanceté? Il aurait aimé trouver ne serait-ce qu'une raison valable parce que autrement, il risquait de détester cette femme plus que Bineta. Cette femme qu'il avait un jour considéré comme sa propre mère.

- J'ai déjà pardonné Bineta... À toi, je t'ai déjà pardonné.

Elle s'enfonça plus profondément dans la poitrine chaleureuse de son époux. Elle voulait pleurer toute la nuit, disparaître pour toujours. Des minutes passèrent puis des heures, et chaque mot blessant de sa mère reprenait forme dans son esprit chamboulé: traînée, inutile, j'ai seulement deux enfants...

Cette nuit-là, il avait appris d'elle plus qu'il n'avait su en cinq ans. Il redécouvrait son épouse.

Mamadou & Bineta 🖤Où les histoires vivent. Découvrez maintenant