83- Plus de peur que de mal.

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Joyeux Noël chères lectrices et chers lecteurs 🥳 (avec un jour de retard, certes). Et puisque c'est Noël, de bonnes nouvelles attendent peut-être notre chère Bineta 😉

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Fenda. Elle avait aussi ses douleurs. Ses fantômes et ses pleurs. Elle avait aussi ses malheurs. Trente ans. Plus de trente ans et la rancœur n'était toujours pas passée. Trente ans et elle n'avait toujours pas décroché. Pourtant elle avait tout donné. Elle s'était débrouillée pour ne pas dérailler. Jusqu'à ce que n'eussent été brisés les barreaux. Tous ses efforts, jetés à l'eau. Et le sang chaud, coula à flot. Le sang chaud, lui remonta au cerveau.

Elle avait supplié ladji, elle avait intimement courtisé le sol, elle avait traîné sa dignité par terre, elle s'était rasée la tête en signe d'humiliation, pour rester. Mais ladji n'avait pas accepté, ladji ne pouvait pas accepter. C'était trop lui demander. C'était trop lui demander de supporter une femme qui avait tenté d'anéantir son fils.
Alors elle était partie, loin. Elle avait longtemps erré. Elle n'avait plus de siens vivants, sinon sa famille éloignée. Mais elle ne voulait pas y retourner. Elle ne pouvait pas y retourner. La honte serait trop grande. Répudiée après tant d'années de mariage. Après s'être vantée de son exploit, celui d'avoir su rester chez un homme, à qui elle n'avait jamais donné d'héritiers.

Elle avait dilapidé les pauvres sous qu'il lui restait, cherchant à abattre les Cissé, d'un malheur incommensurable. Elle avait consulté tous les charlatans de Dakar, tous les faux marabouts des quartiers. Et elle avait échoué. Encore et encore. Et elle n'avait plus rien, sinon cette haine grandissante. Et si le surnaturel ne pouvait les atteindre, le naturel le pourrait.

La petite nouvelle était la plus grande source de bonheur des Cissé. Si elle s'envolait, leur bonheur disparaissait.

Fenda allait s'enfuir avec le bébé, laissant le bazar derrière. Elle allait le déposer n'importe où ailleurs. Dans un orphelinat, au pied d'une porte, dans les bras d'une inconnue, au gré du vent, car elle ne pouvait pas le garder. Mais elle ne pouvait pas non plus le tuer, elle n'avait pas ce cran. Elle voulait juste l'éloigner, l'arracher à sa famille, leur infliger une peine aussi immense que la sienne. Puis elle allait s'ôter la vie, elle ne pensait plus rien avoir à faire sur cette terre. De toute façon, elle savait qu'elle irait en enfer.

Tout était prévu à l'avance. Elle avait dressé le plan parfait. Elle avait bravé la vigilance de l'hôpital, marché dans le couloir, et pénétré la chambre. Il ne lui restait plus qu'à courir, s'enfuir des lieux, avant de se faire prendre.

Bineta se mourait de ne pas arriver à se lever. Elle se haïssait de demeurer impuissante. Elle en voulait à cette ordure d'éclampsie. Elle hurlait, du fond de son utérus. Elle cramponnait les draps de son lit. Elle les déchiquetait, violemment. Elle maudissait le monde, la maternité. Elle maudissait tous ceux qui étaient présents. Elle les détestait pour ne les avoir pas entendues. Et elle se voyait remplie d'envies meurtrières. Fenda devait mourir.

- MON BÉBÉÉÉÉ! MON BÉBÉÉÉ! Iiiiiiiiiii! Mon bébé oooh, rends-moi bébééé... Astou ééééééh... mi bìn oooh [mon bébé oooh], iiiiiiiiii!...

Le sang remontait à son visage. La pression montait dans son sang. Bineta était comme en deuil... Puis elle se mit à convulser.

*

La lumière chassa l'obscurité. Le monde reprenait ses formes. La vie reprenait ses couleurs. Et une odeur lui parvint, une odeur qu'elle connaissait. Ce parfum agressif. C'était Mamadou. Il n'était pas seul. Il y avait un médecin face à lui. Elle voyait seulement leurs lèvres remuer, percevait de sourds bourdonnements.

Elle se sentait faible. Sa voix était éteinte. Il ne lui restait plus que ses yeux pour pleurer. Car les souvenirs de la veille lui revenaient. Elle revoyait le visage de son bébé apeuré. Elle entendait ses cris assourdissants. Elle sentait sa douleur, en elle. Elle n'avait pas oublié son odeur. Son odeur lui manquait. Et elle éclata en sanglots.

La discussion entre Mamadou et le médecin fut aussitôt interrompue.

- Ma chérie, dit-il en s'asseyant près d'elle.

Elle ouvrait la bouche, et n'en sortaient que des cassures. Mais en devinant les pièces manquantes du puzzle, Mamadou avait retrouvé la phrase complète: «Fenda... Elle est partie avec notre bébé.»

Un sourire illumina étrangement la face de l'homme. Comment osait-il sourire dans un moment pareil?

- Tourne-toi ma chérie.

Elle hésita.

- Allez, fais-moi confiance.

Elle se tourna. Et son bébé était là. Elle ramena ses yeux à Mamadou, surprise. Peut-être un peu pour s'assurer qu'elle ne rêvait pas. Mais son bébé était toujours là.

Elle sortit un mot de sa bouche, du moins seulement le demi-mot. C'était "Bé". Bébé. Bineta laissa un sourire évincer ses larmes, l'un des plus beaux de toute son existence. Bébé remuait dans son cododo. Avec toute la prudence du monde, ses petites mains se posèrent sur la barboteuse. C'était l'extase. Elle ne demandait plus rien, elle ne posait pas de questions. Elle voulait juste profiter de ce moment.

Après ces retrouvailles intenses, Bineta accrocha la main de Mamadou.

- Fenda... Réussit-elle à articuler.

- Oui ma chérie, ne t'inquiète pas, elle n'est plus là.

- Où ... t-elle?

- Elle... Elle a été arrêtée hier... quand ils l'ont surprise avec notre bébé.

- Tu ... le prom...?

Il soupira.

- Ils ne l'ont ... arrêtée, n'est-ce ...? Elle ... revenir.

- Bineta, il faut que tu restes calme.

Elle remua de la tête.

- J'ai peur...

Il l'enfonça dans ses bras. Le médecin était encore là. Son regard indiscret aurait dû alerter Bineta. Mais c'était sur son enfant, qu'elle était concentrée.

Fenda avait été rattrapée, le bébé alarmé sur les bras. Elle courut, de toutes ses forces. Mais fort heureusement pour l'humanité, ses muscles n'étaient pas aussi vivants que sa peau. Elle déposa alors la petite fille contre le sol froid, sous un ciel qui annonçait la pluie. Et elle disparut dans les rues de St-Louis. Dire qu'elle avait fait tout ce chemin, depuis Dakar, pour que son plan échoue. En l'espace d'une nuit, elle était passée de femme rejetée à femme criminelle. Mamadou n'avait pas manqué de porter plainte. C'était allé trop loin. La vie de son enfant n'avait pas de prix. Et il commettrait le pire pour la protéger.

La petite éternua. Bineta s'arracha automatiquement à son mari.

- Elle ... grippée?

- Mais non, la rassura-t-il. Chaque fois que tu éternues, ça ne veut pas dire que tu es malade non?

- Dis-le au ...

- Je ne pense pas que ce soit nécessaire.

- Ça ... coûte ri... S'il te plaît.

- D'accord. Je vais chercher le pédiatre. Je reviens.

Mamadou & Bineta 🖤Où les histoires vivent. Découvrez maintenant