Chp 14 - Tamyan : fureur, sang et feu (3)

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— Tu as fait le bon choix, Tam, me félicite Nazhrac en posant une main conquérante sur ma tête.

J'en doute. Sauf qu'il n'y en avait pas d'autre.

Je baisse le front en grognant. L'idée qu'il marque ma nuque avec son glyphe me débecte : je préférais encore qu'il me tue. Mais je dois vérifier qu'il tient bien sa parole. Il avance vers la sœur de Faël, cette humaine appelée Mila si minuscule à côté de sa grande silhouette. Et, attrapant brutalement le visage de cette fille terrorisée, il verse le contenu d'une fiole dans sa bouche. Puis il la repousse à nouveau à travers le portail.

Nazhrac me fait face à nouveau.

— Regarde... j'ai tenu parole, Tamyan. Maintenant, tu vas me laisser te marquer et me suivre docilement comme l'esclave que tu vas devenir. Un ancien ard-æl comme animal de compagnie, Niśven qui plus est... tu seras le plus prestigieux des trophées, et, crois-moi, tu souffriras beaucoup avant de mourir.

L'enfoiré.

Je lui jette un regard dédaigneux. S'il espère me voir trembler...

Évidemment, mon attitude insoumise l'énerve.

— Tu vas le perdre rapidement, cet air hautain ! grince Nazhrac.

Sa main fuse, et l'éclat vif-argent d'une lame fend ma pommette. Le sang chaud coule le long de ma joue comme un rappel, un signe. Je le recueille de la pointe de ma langue lorsqu'il arrive jusqu'à ma bouche. Il a un goût de fumée.

Le Deuxième Sang.

— Tant que Faël est saine et sauve, tout me va, réponds-je du ton monocorde qui était le mien pendant toutes les années où j'étais sous la coupe d'Aran.

Même s'il me torturait pendant mille ans, Nazhrac ne pourra jamais rien accomplir de pire que n'a déjà fait mon oncle. Et savoir Faël loin, avec Cyann, Rizhen et son Enya, probablement Lathelennil aussi, sous la protection de l'Aonaran... c'est le meilleur cadeau du monde. Une victoire, en soi.

Faël ne voulait pas de mes trophées, de toute façon. Elle ne voulait pas de la couronne de la Haute Reine, ni d'un mâle monarque d'une Cour ældienne. D'ailleurs, elle ne me voulait pas du tout. Elle ne désirait rien d'autre qu'une vie tranquille, avec sa sœur, à laquelle je l'ai arrachée. J'aurais pu lui offrir tous les cadeaux du monde, les étoiles, même... jamais elle n'aurait été heureuse, et cette tristesse, cette faille qu'elle porte dans son cœur comme la malédiction dont elle m'a délivré à ses dépens, n'aurait jamais guéri.

Je lève les yeux vers la loge, où Faith serre sa sœur hagarde dans ses bras. Elles sont toutes les deux en larmes, dans les bras l'une de l'autre. Enya, la concubine de Rizhen est avec elle. Elle est tout de suite réceptionnée par Lathelennil, le nouveau protecteur de ces dames. Quelle ironie...

Mon cousin va se retrouver avec trois femelles humaines, comme il n'en avait jamais osé rêvé. Et un jour, ce sera peut-être lui, qui deviendra roi de Dorśa.

Mais Fornost-Aran s'est levé. Lentement, devant l'assistance médusée, il descend les marches de son énorme trône. Lathelennil recule, poussant les deux sœurs derrière lui. Sauf qu'Aran n'est pas descendu pour elles. Il se plante tout au bord de la plateforme, à un pas du vide. Et fait retentir sa voix de stentor glacial dans l'éther qui flotte sur l'arène.

Un seul mot, presque murmuré, qui sonne pourtant comme un cor de guerre.

— Achève-le.

Nazhrac fronce les sourcils. Il ne m'a pas promis la vie sauve, certes. Mais il ne comptait pas me tuer. Pas tout de suite, du moins. Et voilà que son roi lui ordonne de le faire, sur le champ, dans une arène majoritairement hostile.

La foule reste stupéfaite, figée dans le silence. Mais je peux sentir le mécontentement des nobles d'Ymmaril. Parmi eux, un certain nombre me soutiennent, depuis que j'ai obtenu le commandement des armées. Uriel et Aeluin restent impassibles, mais dans le dos de son frère, Lathelennil s'agite. Je le vois hésiter. Je le sens sur le fil, prêt à commettre une action inconsidérée. Mais il n'attaque pas, probablement parce qu'il a juré de mettre mon fils à l'abri, et qu'il a besoin de rester en vie et dans les bonnes grâces d'Aran pour extrader Faël, Enya et Rika.

Sauf qu'apparemment, mon oncle a d'autres plans.

— Tue-le, ajoute-t-il, et son fief sera à toi. Toutes ses possessions... sauf une : la Dame Blanche, que je garde pour mon usage personnel.

Faël. L'usurpateur n'a pas renoncé à elle. Il a décidé qu'elle sera à lui, quoi qu'il arrive.

Non. Je ne te laisserai pas faire... pas cette fois.

J'échange un regard avec Faith. Sa sœur Mila est toujours dans ses bras, mais cette fois, ma bien-aimée me regarde. La façon dont elle me fixe, cette lueur, cette colère dans ses yeux... elle a compris ce que vient d'ordonner le tyran. Tout le monde a compris. Aran n'allait pas se montrer magnanime. Il me hait depuis ma naissance, parce que je suis le fils d'Uhran, qu'il jalousait, qui était tout ce qu'il aurait voulu – ce qu'il aurait – être.

Nazhrac a l'air aussi surpris que moi. Il a prêté serment, et ne s'attendait pas à ce que mon oncle veuille à ce point me briser. Qu'il soit si important pour lui de me prendre tout ce que j'ai, comme il l'a fait pour mon père, à qui il a volé celle qu'il aimait, et dont il veut, aujourd'hui, éliminer la lignée.

Mon père, Uhran. Comme je l'admirais à l'époque... aussi fort que je l'ai méprisé et haï par la suite. Enfant, je voulais devenir comme lui, et non comme mon grand-oncle Aran, le roi légitime. Pour moi, comme pour tous les chasseurs de notre clan, c'était lui qui aurait dû régner. Il était plus juste, plus stable. Plus sensible, aussi. Il a fait le même choix que moi, et a préféré mourir plutôt que de voir son fils, sa femme, et tout son clan froidement éliminé. Il a marché dans les flammes inextinguibles de son propre gré... et avant cela, a supporté en silence que son ennemi le torture, l'humilie, coupe sa crinière, et souille son épouse, tout ça pour me sauver la vie, à moi, son fils unique. Alors qu'il aurait pu se révolter, jeter toutes ses forces dans une ultime bataille... comme je vais le faire aujourd'hui. Contrairement à mon défunt père, que j'ai longtemps considéré comme un perdant, je suis égoïste. La vie m'a rendu ainsi. Les humiliations, les maltraitances. L'exil, la déchéance, le malheur. Aran m'a façonné à son image. Et parce que je suis comme lui, aussi individualiste et impitoyable, je vais le renverser, et m'emparer de sa couronne. Je ne vais pas faire la même erreur que mon père. Cyann est en sécurité... et je sais que Faël me pardonnera, si j'échoue. Elle est comme moi. Entière, sans concession, presque autodestructrice. C'est pour cette raison que je l'ai choisie pour être ma reine. Si je rate mon coup, elle mourra avec moi. Quoiqu'il arrive, Fornost-Aran ne pourra pas nous atteindre. Et il brûlera avec nous.

Je revois la longue crinière noire de mon père soulevée par le vent polaire du glacier, sa haute silhouette se découper sur le dais améthyste du ciel étoilé. Je le revois s'élancer dans le vide, les bras écartés comme un sacrifice... et s'envoler dans les nuages. Ses ailes noires, immenses, déployées sur la nuit. C'est la dernière image que je veux garder de lui, et non pas celle de son agonie. Anarion m'a aidé à me la réapproprier. Ton père volait avec moi, m'a rappelé le wyrm.Il volait vraiment. Uhran volait oui, pas en tant qu'ædhel monteur de wyrm, ou serviteur de Mannu, Veilleur, stryge ou quel que ce soit le nom qu'on donne à cette forme qu'il arborait souvent. Il volait en tant que dragon. Un wyrm énorme et aussi sombre que sa chevelure, capable d'abattre une tour de garde et tout un corps d'armée... et qui aurait pu consumer mon oncle dans son feu noir. C'est pour cela que j'ai nommé mon clan ainsi. Le Feu Noir. Celui qui va s'abattre sur Fornost-Aran dès maintenant. Celui de la juste vengeance, de la rage que j'ai trop longtemps gardée en moi.

Le Deuxième Sang. Il m'autorise à faire une dernière configuration... je serais bête de m'en priver.

Fureur, sang et feu. C'est ce que tu as appelé sur toi, oncle.

LA CHAIR ET LE METAL T2 (Ne m'oublie pas)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant