💎04. Un don ou une malédiction ?

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SIMON

Un matin de janvier, alors qu'il gelait à pierre fendre, Simon descendit comme chaque jour jusqu'au puits, en veillant à ne pas glisser sur le chemin. Il était reconnaissant à Cen de lui avoir cousu un manteau dans de vieilles fourrures mitées jetées par sa marâtre, parce que la morsure du froid était moindre sous cette pelisse. S'il se dépêchait, il serait vite de retour à la maison pour faire chauffer l'eau pour la toilette de son père et de son frère. Non seulement il pourrait en profiter pour plonger ses mains gelées dans l'eau chaude, mais en plus sitôt qu'il aurait fini, il pourrait filer à la cabane de Caspian pour s'assurer qu'il n'avait pas trop froid.

Une fois auprès du puits, il y fit lentement descendre son seau parce qu'il avait appris la leçon : s'il se décrochait et tombait dans l'eau, ce serait horriblement compliqué de le récupérer. Heureusement, le puits ne gelait jamais — contrairement à la fontaine de la maison — et Simon put sans peine y remplir son seau avant de commencer à le hisser. Ses muscles tendus sous l'effort, il parvint enfin à le poser sur la margelle et s'autorisa un instant pour reprendre son souffle et faire bouger ses doigts tétanisés. C'est alors qu'une voix douce lui parvint, le faisant sursauter.

— Pardonnez-moi jeune homme, pourriez-vous m'aider ? J'ai très soif mais je n'ai pas la force de puiser de l'eau. Voudriez-vous m'en donner un peu ?

Le cœur battant encore la chamade, Simon se retourna en manquant de renverser son seau, et il se retrouva à fixer une très vieille femme, toute voûtée et ridée comme un chêne.

— Oh, bien sûr bonne mère ! Tenez, je vais vous aider, l'eau est si froide qu'elle va vous gelez les os.

Délicatement, il plongea ses mains dans le seau pour former une coupe qu'il tendit à la vieille dame. Ses doigts étaient gelés mais il était jeune et costaud, il s'en remettrait. La grand-mère avala toute l'eau contenue dans ses mains, et même celle qu'il puisa à nouveau pour elle.

— Je te remercie, Simon, sourit-elle enfin. L'on m'a dit du bien de toi et je vois que l'on ne m'a pas menti, tu as bon cœur et tu es courageux. J'aimerais pouvoir te remercier.

Il la regarda avec surprise, se demandant un peu qui avait pu lui parler de lui et comment elle avait pu le reconnaître. Bien sûr, il ignorait qu'il s'agissait de la Fée des Lilas, la marraine de Cen et Caspian. Ces derniers lui avaient dit beaucoup de bien au sujet de leur ami, et la fée avait voulu s'en rendre compte par elle-même.

— Ta parole est précieuse, ajouta-t-elle. Elle t'apportera la richesse, autant que ton sourire et les joyaux de tes yeux.

Elle lui donna un petit coup sur la tête avec une baguette étincelante qu'elle avait sortie de sa manche, et l'éclat de lumière obligea Simon à fermer les yeux. Lorsqu'il les rouvrit, il était seul. Troublé, il haussa les épaules et ramassa son seau pour remonter chez lui, impatient de raconter cette étrange rencontre à ses amis. Le seau lui paraissait étrangement léger, à tel point qu'il vérifia au moins dix fois qu'il n'était pas percé. Assurément, la fée qu'il venait d'aider était fort puissante et il était tout émerveillé de cette rencontre. Toutefois, lorsqu'il poussa la porte de la demeure, il ne fut accueilli qu'avec des reproches et des regards mauvais.

— Tu en as mis du temps ! On attend notre bain et l'eau n'est même pas chaude ! Qu'est-ce que tu faisais, paresseux ? Encore à traîner avec ces souillons de Peau d'Âne et Cul-Cendron ?

— Pardonnez-moi, murmura Simon en baissant la tête. J'ai donné à boire à une vieille dame qui ne pouvait soulever le seau toute seule et cela m'a retardé.

Quelque chose lui chatouilla la gorge alors qu'il parlait et il crut qu'il avait pris froid en bas, mais lorsqu'il éternua, des diamants et des pierres précieuses du même vert que ses yeux quittèrent ses lèvres et tombèrent sur le plancher. Un lourd silence s'ensuivit, avant que son père ne lui relève vivement la tête en lui saisissant le menton.

— Redis-moi ça !

— Il y avait une vieille dame auprès du puits, je pense que c'était une fée, parce que je lui ai donné à boire et...

Il s'arrêta de parler tout seul, le temps de cracher la poignée de perles lui envahissant la bouche. Soudain, il comprit ce que la fée lui avait dit, et il devint livide.

— Ainsi tu as reçu un don... réfléchit son père avec un air calculateur. Tu n'es pas si inutile que ça, finalement. Assieds-toi à table et attrape la soupière ! Tu vas lui parler, je me fiche bien de quoi, et la remplir à ras bord ! Quant à toi ! ajouta-t-il à l'intention de son fils préféré. Prends le seau et descends au puits. Quand tu verras la vieille, donne-lui à boire ! Et sois poli surtout !

En grommelant, Eusèbe protesta qu'il n'avait pas envie de descendre dans la nuit glaciale jusqu'au puits et Simon retint un soupir parce qu'il l'avait toujours fait sans se plaindre, lui. Mais pour la première fois, d'aussi loin qu'il s'en souvienne, son père ne céda pas. Au contraire, le ton monta, jusqu'à ce qu'il gifle Eusèbe en lui ordonnant de lui obéir sur-le-champ, avant que la fée ne s'en aille. Sous le choc, Simon regarda son frère se frotter la joue alors que leur père jetait dans l'évier le contenu du seau pour le coller dans les bras d'Eusèbe. La porte claqua lorsqu'il partit en traînant des pieds et Simon s'empressa de se pencher à nouveau pour parler au-dessus de la soupière, de peur que son père ne passe sa mauvaise humeur sur lui.

Les perles et les joyaux roulaient sur sa langue et sur ses lèvres, sans qu'il arrive à déterminer où et comment ils se formaient exactement. À force, il ne savait même plus ce qu'il disait et la fatigue l'engourdissait, mais il n'osait pas se taire, pas tant que son frère n'était pas revenu. Au moins, s'ils étaient deux à posséder cet étrange pouvoir, ils pourraient peut-être se relayer. Sauf que le temps passait, interminable, rythmé par la grande pendule du salon et par la chute presque aussi régulière des joyaux dans la soupière, sans qu'Eusèbe ne revienne à la maison. Simon était tellement épuisé qu'il en aurait pleuré, le regard trouble et toute la mâchoire ankylosée, épinglé par le regard calculateur de son père qui ne le quittait pas des yeux.

Au bout d'un certain temps, alors que la soupière menaçait de déborder et qu'Eusèbe n'était toujours pas revenu, son père finit par s'asseoir en disposant autour de lui un assortiment de bols, et il entreprit de trier et de compter les joyaux et les perles. Vaguement, Simon se demandait combien avaient pu quitter ses lèvres, sans avoir l'énergie de vouloir réellement connaître la réponse. Et puis enfin, la porte s'ouvrit sur son frère dont les lèvres étaient bleues de froid et qui grelottait complètement.

— Ah, enfin te voilà ! s'écria leur père. As-tu bien fait comme je te l'avais demandé ? Tu as donné à boire à la vieille ?

— Non, il n'y avait qu'une dame qui m'a pris pour son laquais et m'a traité de crapaud ou de vipère. Et bon dieu que ce satané seau était lourd !

Sa plainte s'étouffa dans un drôle de croassement, avant qu'il ne se mette à tousser avec un haut-le-cœur. Dans un bruit mouillé, un gros crapaud sauta de sa bouche et atterrit sur le plancher, suivi par deux vipères sifflantes. Avec un cri d'horreur, leur père empoigna le balai que Simon n'avait pas eu le temps de ranger, et chassa prestement les animaux hors de la maison.

— Malheureux, qu'as-tu fait ?! Tu as dû insulter cette fée pour qu'elle te maudisse de la sorte ! À tous les coups c'était elle qui a changé d'apparence pour te tromper !

Intérieurement, Simon songea que cracher des perles et des joyaux restait quand même préférable aux crapauds et aux vipères, parce qu'au moins il n'était pas responsable de la présence de malheureuses bestioles au mauvais endroit. Dans son dos, il entendit son frère ouvrir la bouche à nouveau pour protester, mais leur père lui cloua aussitôt le bec.

— Tais-toi ! Ne prononce plus un mot ! Je ne veux pas finir envahi de crapauds et de vipères. Et rends-toi utile, puisque Cure-Chaudron est occupé.

À plusieurs reprises, Simon avait rêvé du jour où son frère ne serait plus l'enfant chéri et subirait lui aussi le détestable caractère de leur père. Mais jamais il n'aurait imaginé que cela n'en rendrait sa situation que plus insupportable encore. Il avait la bouche sèche, la mâchoire endolorie, et ne désirait rien tant qu'un grand verre d'eau pour apaiser sa gorge. Assis à table en face de lui, son père ricanait en piochant des perles à pleines mains dans la soupière, s'arrêtant seulement pour invectiver Eusèbe chaque fois que ce dernier se plaignait, c'est-à-dire toutes les cinq minutes. Avec tout ça, la pièce était remplie de ses murmures épuisés, des croassements et des sifflements effrayés de toutes ces vipères et ces crapauds, et des injures échangées entre Eusèbe et leur père. Jamais Simon n'aurait pu imaginer que le don d'une fée puisse à ce point ressembler à une malédiction.

La Fée Marraine (tomes 1 & 2)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant