🧵15. La fée marraine

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CENDRILLON

Une fois Bétournet traversé, Cen fut à peine surpris de se retrouver coincé dans le gigantesque embouteillage causé par les arrivées au bal. La grande allée menant au palais était bien assez large pour que les voitures puissent se croiser, même les plus imposantes d'entre elles, mais il fallait bien que les passagers descendent, aussi chaque équipage attendait patiemment son tour, formant une immense file qui s'étendait bien au-delà du portail.

Agrippé aux rênes, Cen fit de son mieux pour prendre son mal en patience et négocier souplement la fin du trajet jusqu'à la cour du palais, alors qu'il mourrait d'envie de se rouler en boule quelque part pour pleurer tout son saoul. Enfin, près d'une heure après le début de l'embouteillage, il put arrêter les chevaux au pied des grands escaliers, et il descendit ouvrir la portière. Sans lui adresser le moindre regard, Javotte et Anastase quittèrent le carrosse, vérifièrent leur tenue, et s'engagèrent parmi les nombreux invités à monter les marches.

Aussitôt, Cen remonta sur son banc et s'empressa de libérer la place au plus vite. Suivant le mouvement, il contourna le château et rejoignit la vaste cour des écuries, où il n'avait plus qu'à attendre parmi les autres équipages le moment de revenir chercher ses passagers. Il réussit à faire bonne figure jusque-là, mais sitôt qu'il se trouva seul, son carrosse arrêté, il craqua et enfouit son visage dans ses bras. Puis il se laissa aller à pleurer.

Ce n'étaient d'abord que de simples larmes, roulant sur ses joues et traçant leur chemin dans la cendre qui le couvrait toujours un peu, puis cela devint des sanglots de plus en plus difficiles à réprimer. Il pleura le douloureux rappel de la cruauté de sa marâtre, et ses espoirs de joie complètement brisés, tout autant que son chagrin de savoir Caspian si proche, et pourtant inaccessible. Il savait très bien que son ami allait le chercher, allait s'inquiéter, mais il n'avait aucun moyen de le prévenir. Il ne pouvait rien faire d'autre que d'attendre misérablement le retour de ceux qui avaient si joyeusement écrasé ses rêves par pure méchanceté.

En essayant de ne pas faire trop de bruit, habitué qu'il était à dissimuler sa peine, il sursauta lorsqu'une main se posa gentiment sur son épaule, avant que quelqu'un ne repousse doucement les cheveux collés à son front. Il fut soudain envahi par le souvenir de son père assis à son chevet, essayant de le consoler après la mort de sa mère, et manqua fondre en larmes à nouveau parce que ses parents lui manquaient terriblement. Mais l'homme à côté de lui n'était pas son père, simplement un cocher à l'air inquiet et plein de sollicitude.

— Pourquoi ces sanglots ? lui demanda-t-il avec douceur.

Cen n'avait pas pour habitude de se plaindre, et encore moins auprès d'inconnus, et il ne disait jamais du mal de qui que ce soit. Il ne le fit pas davantage ce soir-là, alors qu'il reniflait misérablement en essayant de sourire.

— Je voulais... je croyais pouvoir...

— Tu espérais aller au bal, c'est ça ? compléta l'homme. Ça se comprend, la soirée a l'air splendide. Ma fille aînée y va avec une amie, sa patronne lui a donné son congé pour demain. D'où est-ce que tu viens pour ne pas pouvoir te faire remplacer ce soir ?

— On m'appelle Cendrillon, je suis au service de Frêne-aux-Lys.

— Cendrillon ?! répéta quelqu'un avec incrédulité. Le Cendrillon, pour de vrai ?

Interloqué, Cen se redressa et vit que plusieurs autres cochers et valets s'étaient rassemblés autour du carrosse, leurs visages marqués à la fois par la compassion et par la surprise. Même après toutes ces années, il peinait toujours à s'habituer à l'idée qu'il était en réalité relativement connu comme étant l'un des meilleurs domestiques de la capitale, et surtout un excellent couturier. À vivre chaque jour auprès de sa marâtre et de ses enfants, il oubliait souvent qu'il était davantage que Cul-Cendron, le misérable souillon.

La Fée Marraine (tomes 1 & 2)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant