15.
Avant qu'il n'ait le temps de revenir en salle à la fin de son service, délesté de sa tenue de serveur, les deux femmes sont parties. Joël ne peut masquer sa déception et Paulo rit avant de retourner à ses burgers.
Joël ferme sa doudoune, il est 17h à peine mais il fait presque nuit. Il veut rentrer, passer à autre chose, bien qu'il se connaisse. Il va ressasser cet échec de tentative d'approche avec la jeune femme. L'anglais n'est pas venu à Paris pour trouver l'âme sœur mais il sait quand il a un coup de cœur.
Il se lance dans la rue de l'Annonciation au moment où les premiers flocons de neige de l'hiver tombent sur les pavés de Paris.
La rue piétonne est très animée. L'odeur des poulets rôtis aiguise son appétit. Il passe devant les fromagers, les boulangers-pâtissiers, un vendeur de sacs et de valises, une blanchisserie, un magasin de photos, un restaurant japonais. Comme souvent, il s'amuse à lire tous les panneaux, toutes les affiches. Un truc de gosse. Les pavés absorbent les flocons. Il les regarde se poser sur ses avant-bras avant de fondre. Le ciel est sombre, les gens marchent vite et sans s'en rendre compte il est déjà devant la vitrine de la librairie Poids plume.
La vitrine consacre une place énorme à un seul livre, L'Amour de Margo. Une affiche de l'auteur est exposée comme argument de vente. Elle rappelle à Joël une publicité pour montres qu'il avait vue à Londres sur Regent Street. Il n'arrive pas à se rappeler laquelle.
Au milieu des exemplaires installés dans tous les sens, exposés, couchés, ouverts comme une tente et les slogans mensongers ou exagérés, il la voit à travers la vitre. A l'intérieur du reflet léger de son visage se tient Gersande. Son cœur bat à tout rompre. C'est peut-être elle, sa raison de rester à Paris.
Il entre.
- Bonsoir ! lance-t-il très joyeusement dans sa tête. En réalité, Gersande l'a à peine entendu.
Elle le reconnaît, sent son attirance de suite. Il n'est plus qu'une question de minutes avant qu'il lui propose un verre ou n'importe quoi. Il est plutôt mignon.
- Je dois vous avouer que je n'ai pas pu empêcher d'entendre la conversation à l'Aurore. Je me demandais si vous me donnez le nom de ce livre qui semble formidable à ce point, n'est-ce pas ?
Sa phrase est grammaticalement injuste mais il a un joli accent. Il en joue un peu avec les filles. Elles aiment son accent. Cela dit, elle semble loin d'être comme les autres. Elle est mystérieuse. Le vrai mot commence par E. Elle est Eni... il ne trouve pas.
- C'est L'Amour de Margo de Matteo Raphaelli. Il fait la devanture de la librairie.
Joël se tourne et voit son air ahuri sur la même vitre.
- Je suis stupide de demander.
Elle sourit. Il a la sensation d'être une mouche capturée par la lumière, à se cogner contre elle. Il sait qu'il doit faire ses preuves de suite mais il est comme paralysé. Son cerveau fonctionne au ralenti à l'instar de ces flocons dehors. Elle se met derrière la caisse.
- Donc, vous en prenez un ?
Il comprend qu'elle travaille dans la librairie. Il prend le livre juste devant le promontoire de la caisse et le lui tend.
- En parlant de Margo, vous me faîtes penser à une Margo, l'héroïne de La Ville de Papier de John Green.
- Je connais, je n'aime pas.
- Ah.
- Mais lisez L'Amour de Margo et vous me connaîtrez mieux. 18€ s'il vous plaît.
Il cherche sa carte bancaire avec la sensation d'avoir tout raté. Il se voit payer et partir et fin de l'histoire. Il ne sait pas comment faire durer le moment. Elle l'encaisse puis saisit un sac à main.
- Sylvie ! Je rentre, je te laisse la boutique ! lance-t-elle vers l'arrière de la librairie.
- Ok ! entend Joël sans savoir quelle étagère a répondu. Gersande est déjà dehors. Il range précipitamment le livre dans sa poche avant de courir pour la rattraper.
- Excusez-moi !
Elle se retourne mais continue de marcher.
- Je suis pressée, suivez-moi si vous voulez me parler.
- C'est un peu gênant de vous courir après.
- Je ne peux pas plaire à tout le monde, répond Gersande.
- Justement, vous me plaisez, dit-il dans un souffle coupé par les quelques pas de course.
- Si ce n'est que ça.
Il s'arrête.
- Ne vous arrêtez pas, je ne peux pas ralentir, dit-elle.
Il la regarde s'éloigner. La bouche ouverte de surprise, cloué sur place. Il ne sait pas s'il a été humilié ou si elle voulait qu'il la suive. Elle ne se retourne pas. La neige tombe plus drue.

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Avenue Mercedes
Mystery / ThrillerGersande Hellker, 17 ans, disparait en pleine nuit dans un des quartiers les plus huppés de Paris. Le principal suspect est un jeune auteur célébré pour deux romans d'amour où chacune des femmes de sa vie se reconnait. A-t-il supprimé sa nouvelle...