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DANNY SOCKO

Dimanche 28 février 2021.

Le 28 février, trois semaines après mon appel à Matteo, j'ai quitté boulevard Malesherbes sur les coups de 9 heures pour être certain d'être le premier au café de notre rendez-vous. L'Aurore.

J'avais longuement choisi mes habits, m'étais lavé, coiffé, rasé, évoluant au milieu des volutes de fumée.

Le Matteo de mes souvenirs se serait sans doute moqué de moi parce que j'aime le mot volute à cause de l'évocation de la volupté. Il l'aurait tout de suite senti et il aurait fait remarquer que volute est un mouvement en spirale. Les fumées de ma salle de bain ne formaient pas de spirales.

Je pensais à écrire dans mon journal les faits exacts de cette journée. Au fur et à mesure je notais des phrases sur mon téléphone. Je les murmurais puis je les notais.

Je montai dans la ligne 9. Je n'avais pas vu Matteo depuis des années. Les arrêts défilaient et malgré moi l'excitation s'effaçait devant la peur. J'aurais voulu les choses plus simples mais je doutais et redoutais. Je serais bien resté dans la ligne jusqu'au terminus. Mes fesses me paraissaient collées au siège.

Matteo Raphaelli était devenu une évanescence pour moi. Un regret mystérieux. Matteo était clivant dès le lycée. On l'aimait ou on ne l'aimait pas comme tous ces jeunes leaders un peu prétentieux. Il plaisait aux filles. Je crois qu'il feignait l'indifférence alors qu'il aspirait à une attention constante de la part de ceux qu'il croisait. De toutes les façons, les gens qui plaisent le savent.

C'était déjà un garçon complexe.

Son père le faisait beaucoup lire, ils se voyaient peu mais chaque entrevue était l'occasion d'être interrogé par le paternel qui ne le laissait pas partir s'il n'avait pas discuté intelligemment et défendu son point de vue sur un sujet précis. Comme quoi, on peut gérer une scierie et avoir des attentes intellectuelles pour sa progéniture.

Son père demandait à Matteo chaque semaine de lire un livre et le questionnait sur sa lecture. A quelle page était-il ? Comment trouvait-il ce personnage ? Ce passage était-il bien écrit ? S'il avait un doute sur l'honnêteté de son fils quant à l'avancement de la lecture, il posait des questions pièges. Matteo n'a pas souvent menti.

Je comprends le rôle qu'il lui a fait endosser dans La Maladie de l'Amour. Et sa fin. Je crois que Matteo règle trop ses comptes dans ses bouquins. La grande question qui motive mon retour c'est : DEUX LIVRES ET RIEN SUR MOI ?

Nous avons été amis, les meilleurs amis, très jeunes. A l'école primaire j'étais le frère qu'il s'était choisi. J'aimais cette formule, j'en étais fier. Je n'ai aucune idée d'où il l'avait prise ou s'il l'avait inventée lui-même.

Moi-même fils unique, la notion de frère était un idéal à mes yeux. Sa mère le déposait au coin de ma rue et nous allions ensemble à pieds à l'école. C'était moi qui lui rapportais son écharpe s'il l'oubliait sur sa chaise à la fin de la journée. J'avais envie de lui être utile, de me rendre indispensable. Comme un frère.

Puis son jeune frère, le vrai, (dont il ne touche qu'un mot dans La Maladie et à peine plus dans sa suite) Victor, fut également déposé au même point de rendez-vous par leur mère qui jusqu'alors l'amenait à l'école maternelle. Tout de suite j'ai senti en moi la jalousie et la honte allant avec.

C'était un petit bout de chou. Mais c'était plus fort que moi. Entre eux, il y avait ce qu'il n'y aurait jamais entre lui et moi.

A son contact au lycée (c'est une ellipse là) je n'arrivais plus à être moi-même, obsédé, fantasmant sur lui, toutes mes pensées dirigées vers lui. C'était un poids, une charge, une douleur de le voir et ne pas oser révéler mes sentiments. Le côtoyer et lui cacher la vérité. Les images de sexe avec lui m'envahissaient. Je ne rêvais que de sueur et de peau contre peau, de chaleur et de plus encore.

Matteo était le genre d'homme à tout contrôler. Lui-même, les éléments et ceux qui l'entouraient. Il était très intelligent et intimidant. C'était un dominant. Je mentirais si je disais ne pas l'avoir haï parfois. Je croyais être le seul à pouvoir vraiment le comprendre mais il était insaisissable.

Nous nous étions perdus de vue entre l'incendie de ma maison et le lycée. Je l'apercevais à peine sur sa moto noire devant le bahut ou à la bibliothèque. Jamais seul. Un monde gravitait autour de Matteo Raphaelli.

Il parlait bien, riait souvent. C'était un jeune homme avenant. Que demander de plus quand on est une gamine ? Et je ne parle pas de moi mais de toutes ces lycéennes. Ses proies favorites.

En terminale en découvrant son nom parmi les élèves de ma classe, j'eus l'impression d'un piège qui se refermait sur moi. J'avais tant espéré le retrouver et pourtant, une fois mon désir le plus fort réalisé, je n'étais plus sûr de moi, à la limite même de vouloir l'inverse.

En le voyant entrer dans la salle de classe après tout le monde, je me suis demandé s'il n'avait pas calculé le temps de retard nécessaire à sa mise en scène. Il fallait que tout le monde soit déjà assis pour admirer son entrée.

Matteo Raphaelli regardait sa vie. Il citait toujours Jack London et Oscar Wilde en se vantant de vivre et non d'exister, mais lui-même se donnait en représentation. Ça avait le don de m'exaspérer, cette performance générale et continue. J'adorais ça aussi.

Il entrait, casque de moto à la main, démarche féline. Il dégageait déjà une espèce d'assurance, une confiance en lui qu'aucun des autres mecs du groupe, qui devaient entendre leurs couilles se cogner l'une contre l'autre quand ils le voyaient, n'avaient.

Ce gars ne pouvait pas être aimé de tous. On n'aime pas les gens sûrs d'eux. Il portait déjà la barbe, j'étais imberbe. J'avais les cheveux mi-longs et ce tic de les lancer sur le côté avant qu'ils ne retombent. On portait tous ces t-shirt immondes à rayures et des petites chemises unies de la fin des années 2000. Lui portait un jean et une veste en cuir. C'était Top Gun ce mec.

Lorsque nous étions dans la même pièce je n'étais plus moi-même et le fait de me transformer sans même qu'il ne remarque ma présence m'enrageait. 

Avenue MercedesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant