99.
Mardi 2 mars 2021. Soirée. Sénat.
Jules montre sa carte et son arme de service à l'accueil du Palais du Luxembourg. Une affiche alertant du Covid 19 a survécu à l'épreuve du temps. Un stagiaire en costume sombre l'attend de l'autre côté de la cour intérieure du Sénat. Jules observe autour de lui. Tous marchent à de grandes enjambées et portent des costumes sombres. Certains fument et quelques-uns tiennent des dossiers serrés contre eux.
Il est surpris d'être reçu dans un salon presque vide, vue sur le jardin fermé. Le stagiaire le salue et disparaît.
Le sénateur Duffrey est au bar. Tout est de bois et de cuivre. Tout est luxueux, masculin. Impressionnant mais inflammable. Le sénateur se tourne vers lui.
- Lieutenant Fergusson, lance-t-il en guise de salut. Une boisson ?
- Un martini sec.
Le sénateur sourit. Le barman s'exécute.
- La boisson de James Bond, plaisante le politicien.
Les deux hommes sont assis dans d'imposants fauteuils en cuir marron. A l'extérieur, en bas, les militaires de l'opération Sentinelle bravent le froid. Jules trempe à peine ses lèvres dans le Martini. Le sénateur l'observe. Le silence ne les gêne pas. L'échange sera primordial pour la suite de l'enquête. Jules va devoir se faire une opinion rapidement.
- Vous vous doutez de la raison de ma venue ?
- Formulez votre question.
- Est-ce que vous avez menacé d'enlever Gersande ?
- Et j'en aurais fait quoi ?
- Une monnaie d'échange.
Le sénateur passe une main dans ses cheveux.
- Je suis content que vous soyez venu, dit-il. Jules laisse le Martini couler au fond de sa gorge. Je vais pouvoir réajuster les témoignages, poursuit le sénateur
- Je vous écoute.
- D'abord dites-moi si c'est Rebecca qui vous a dit que j'avais menacé d'enlever la petite.
Jules secoue la tête.
- C'est Gersande.
Le visage de Duffrey vire au rouge.
- Vous l'avez retrouvée alors ?
Jules essaie d'estimer si le sénateur est soulagé ou effrayé. Il finit par faire un geste de dénégation.
- Un témoignage d'une amie à qui elle s'est confiée.
- J'ai effectivement menacé sa mère. Mais Gersande n'a pas compris ce que je voulais dire.
- Ca semblait univoque.
- Elle n'a pas tout entendu ou c'est sa mère qui lui en a parlé. Mes dettes de jeu n'ont rien à voir avec tout ça. Je me contrôle, mon banquier et mon psy sont mes amis et ce sont de solides garde-fous. Je ne peux pas jouer plus que je n'ai. Je vous donnerai accès à mes comptes personnels, je suis très transparent pour ça. Tout le monde connaît mes penchants pour le jeu. Mais je me contrôle. Je me souviens du soir où j'ai crié sur Rebecca.
Il se tait quelques secondes. C'est sans doute la première fois qu'il en parle.
- Je ne sais pas ce que vous savez.
- Disons que je ne sais rien, répond Jules.
Un rictus d'amusement se lit sur le visage du sénateur un court instant. Jules connaît ce genre de bonhommes friands de joutes verbales ou d'échanges musclés. Ce qui fait mouche c'est le tact, l'humour et surtout le flegme. Le sénateur commence :
- J'ai fini par me résoudre il y a quelques semaines à l'idée de la réelle personnalité de mon épouse. Sa propre mère a été un monstre pour elle. Elle a usé trois hommes, trois pauvres types qui se sont suicidés à ses côtés. Triple veuve, ça vaut quelque chose. Sa fille sera triplement séparée. C'est déjà moins exceptionnel. Lorsque ma belle-mère est morte, au mois d'octobre, j'ai cru, parce que j'éprouvais de véritables sentiments pour Rebecca, j'ai cru que c'était une bénédiction pour nous, et surtout pour elle. Je me suis trompé. Elle a reçu les tares de cette vieille folle en héritage. Elle était invivable et violente.
- Envers qui ?
- Gersande. Quand j'essayais de m'interposer j'avais droit à une volée de bois vert. Je n'avais pas à me mêler de ce qui ne me regardait pas. Vous voulez une histoire pas courante ?
Jules repose son verre sur la table basse. Le sénateur finit son verre et dit :
- En rentrant chez moi un soir, je me suis ouvert une bouteille de Bourbon. Et j'ai bu en attendant Gersande et sa mère. Elles sont arrivées, elles sont entrées dans la cuisine et à travers la porte vitrée elles m'ont vu. J'ai posé mon verre sur la table basse. Rebecca s'est tournée vers Gersande et j'ai vu la silhouette floue de la gamine disparaître. Je me suis levé et je suis allé jusqu'à la porte vitrée. Rebecca était restée dans la cuisine. Elle m'ignorait. « Si tu es comme ta mère, tu mérites de te retrouver à côté d'elle et le plus tôt sera le mieux », j'ai dit. Elle s'était retournée et pointait un couteau vers moi.
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Avenue Mercedes
Mystery / ThrillerGersande Hellker, 17 ans, disparait en pleine nuit dans un des quartiers les plus huppés de Paris. Le principal suspect est un jeune auteur célébré pour deux romans d'amour où chacune des femmes de sa vie se reconnait. A-t-il supprimé sa nouvelle...