Avenue Mercedes

PARTIE 8 À charge et à décharge

105.

Vendredi 5 mars 2021, Pesaro, Italie.

Lucia Gennaro est serveuse dans le restaurant Fonzi au bord de mer à Pesaro, le village où elle est née et a grandi. Elle est le personnage de Veronica dans La Maladie de l'Amour. Elle ne le sait pas. Lucia a presque ce corps des dessins de pinups des années 50. Une coupe frange effet boule très doux, de jolies jambes fines, une taille de guêpe et une poitrine voluptueuse.

Dans le restaurant les filles doivent toujours être en short, très court, et porter une chemise à carreaux sans manche nouée au-dessus du nombril. Heureusement le chauffage est au maximum.

- Lucia ! crie Enzo, le fils du propriétaire du restaurant. Le jeune homme parle un mélange d'italien et de dialecte local. Il est 9 heures et il n'y a qu'une cliente, une vieille habituée danoise à la retraite, Olsen. Lucia nettoie les tables en dansant sur China Girl de David Bowie.

- Arrête avec cette musique, merde !

Lucia fait semblant de ne pas entendre. Le jeune homme sort de la remise, son bloc-notes à la main.

- Tu m'entends Lucia ? Change cette musique !

Lucia l'ignore encore. Olsen sourit dans sa tasse de café qu'elle tient en tremblant légèrement. Enzo n'est pas beau et ses avances, repoussées par la jeune femme, l'ont placé dans une situation inconfortable. Il se met en colère et rejoint Lucia d'un pas vif. Il lui saisit le bras. Elle se dégage :

- Ne me touche pas Enzo.

- Coupe la musique ou change-là, je n'en peux plus !

- C'est toi qui nettoies les tables ?

- Non. C'est ton boulot.

- Donc tu te tais et tu me laisses faire mon boulot. J'ai droit à ma musique et tant que c'est moi qui nettoie les tables on écoute ma musique. Et si tu oses dire que tu vas rapporter ça à ton père, en plus de ne jamais coucher avec moi je t'assure qu'aucune fille de Pesaro ne se laissera toucher par toi ! C'est clair ?

Enzo s'immobilise. Ils se regardent un instant jusqu'à ce qu'il murmure :

- Conne !

- Retourne à la cave ! Va !

Olsen comprend toute la scène. Le garçon fusille Lucia du regard et repart. Il claque la porte de la remise et crie des insultes couvertes par la musique. Un grillon prévient de l'entrée d'un nouveau client. En début de matinée, en ce début de mois de mars, c'est rare.

Lucia va baisser le son de la musique et sourit à l'homme. Il porte un chapeau et un long manteau d'hiver. Elle voit une cravate sous son pull col en V. Elle sent qu'il est français. Elle le salue donc d'un « bonjour ».

Nathan est soulagé de ne pas avoir à baragouiner en anglais, son italien étant inexistant. Il fait un signe timide de la tête. Ce geste agace Lucia, qui du coup ne peut être certaine si l'inconnu est français ou non et si elle passe pour une idiote à parler français sans raison. Elle jette un œil à Olsen qui soulève ses épaules d'un air de lui dire de ne pas s'en faire.

- Que prenez-vous ?

L'homme pose son chapeau sur la table devant lui et demande un café. Il semble gêné et mal à l'aise. Il effraie un peu Lucia finalement. Lorsqu'elle revient le servir il lui demande poliment de s'asseoir avec lui. Elle ne bouge pas, la cafetière toujours à la main.

- Je m'appelle Nathan Gazan, je suis l'ami et l'avocat de Matteo Raphaelli.

- Matteo ?

La cafetière penche dangereusement d'un côté.

- Il est soupçonné de la disparition d'une jeune fille et du meurtre d'une ancienne petite-amie. Je vais avoir besoin de vous pour préparer sa défense.

- Vous avez été bercé trop près du mur ou quoi ?

- Pardon ?

Nathan avait opté pour l'honnêteté pure. Lucia pose la cafetière.

- Un meurtre ? Matteo ne m'a pas parlé depuis cinq ans et maintenant qu'il est dans le mal il envoie son avocate pour moi ?

- Il a vraiment besoin de vous.

- Pourquoi il vient pas lui ?

- Il ne peut pas quitter Paris. La police le lui a interdit.

- Et la police ? Elle lui interdit de m'appeler ?

- Écoutez...

- Pourquoi on l'accuse ? Je veux dire, c'est lui ?

- Je dois vous avouer une chose.

- Ah, c'est l'avvocato qui avoue maintenant, bizarre !

- Je vous connais un peu.

Nathan sourit tristement. Ce qu'il s'apprête à dire le renvoie à un autre temps, plus simple, lorsqu'il était encore étudiant en Droit et pas ce jeune avocat s'apprêtant à défendre son meilleur ami. Il crève de trouille de ne pas être à la hauteur. Il connaît Lucia parce qu'il est Pierre de La Maladie de l'Amour, qu'il était présent au moment où le couple de Matteo et Lucia se formait et vivait ses premiers instants.

- Je vous connais bien parce que Matteo a été amoureux de vous et que je suis son meilleur ami. A l'époque il m'a beaucoup parlé de vous, de votre rencontre, de vos premiers...

- Ébats ?

- Rendez-vous ! précise-t-il dans un rire. Il se dit qu'il commence à devenir comme Matteo, un manipulateur, parce qu'il n'a pas envie de rire.

- Je suis sincèrement désolé que ce n'ait pas marché entre vous. Je sais que vous avez été très importante pour lui et c'est pour ça que je suis ici. C'est une histoire assez simple qui sera rapidement résolue si vous m'aidez.

- C'est franche de votre part.

Nathan se retient de la corriger. Enzo réapparaît, il voit Lucia assise à la table d'un client. Olsen lève la main pour obtenir l'addition. Enzo crie en italien :

- Lucia ! La vieille veut l'addition ! Qu'est-ce que tu fais ? Tu fais la pute ?

Olsen se lève et s'approche en souriant vers Enzo qui lui sourit en retour. Elle lui dit dans un italien imparfait à la musicalité nordique :

- La vieille veut l'addition s'il-vous-plaît.

Lucia se tourne vers Nathan. D'un signe de tête elle l'encourage à poursuivre :

- Pour le meurtre il est accusé à tort. Et pour la jeune femme disparue, il est soupçonné parce qu'il lui a sauvé la vie dans le métro parisien le soir du réveillon. Elle se faisait agresser par quatre hommes et il a été le seul à intervenir.

Il sent qu'elle a envie d'aider Matteo, peut-être même de le revoir. Lucia lui fait de la peine. Il voit les regrets d'une histoire d'amour ratée avec Matteo.

Elle garde le silence trop longtemps, il lui faut frapper maintenant.

- Je me suis permis de vous apporter quelque chose.

Il sort de sa sacoche quelques feuilles volantes pour l'italienne.

- Vous avez beaucoup compté pour lui. Je crois que vous savez comment il fonctionne. Je vous laisse, ça.

Il lui donne les pages.

- Je vais commander à manger. Je dois prendre le train pour Milan en fin d'après-midi. Je reste là, lisez et revenez vers moi.

Lucia saisit les pages sans dire un mot. Elle ne sait pas ce qu'elle va y trouver. Elle s'éloigne de lui, s'assoit à une autre table dans un coin et commence sa lecture.