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Extraits de Fenêtre sur Mer de MATTEO RAPHAELLI.

Manuscrit inachevé, épreuves qui serviront à La Maladie de l'Amour


2016

TOKYO

La première fois que j'ai fait l'amour avec Lucia, c'est parce que c'était plus facile que de la laisser retrouver sa chambre.

C'était l'automne, il faisait froid, c'était la nuit, j'étais fatigué, on avait discuté pendant des heures, regardé un film japonais sans rien comprendre, elle m'avait cuisiné un super plat avec des pommes de terre et des cuisses de poulet, elle m'avait aussi fait boire une liqueur de myrte qu'elle se vantait d'avoir trouvée dans un marché au sud de la ville, je déteste ce nom, myrte, ça me fait penser à un sexe masculin mou. Il était clair qu'elle souhaitait passer la nuit dans ma chambre et que je n'avais pas du tout envie de la laisser partir.

Elle avait lancé China Girl de Bowie, tirée de la bande originale du film.

Cette histoire n'est pas celle d'un premier amour, ni celle de l'amour unique. Il ne s'agit pas de traiter d'une légende sentimentale.

Non, je vais écrire sur ce que l'on ne contrôle pas, sur ce que l'on n'attend pas et qui pourtant vous explose à la figure. Un truc que vous regardiez de loin et que vous aviez plutôt tendance à repousser et qui pourtant vous impose sa présence. L'amour. Pas l'unique. Pas le seul. Le second ou le deuxième. Celui qui vient quand vous savez à quel point vous allez être fragile.

Vous savez que vous allez souffrir, jalouser, pardonner, fauter, et peut-être ne plus aimer. Vous savez que vous allez faire mal à l'autre. Vous l'adorez et vous vous dites parfois en la regardant, « bébé, beauté, choupette, chérie, ma chère et tendre Lucia, nom de Dieu je suis en train de tomber amoureux de toi et j'ai pas envie de te voir pleurer ».

Vous savez qu'elle va pleurer. Ça vous fend le cœur que l'amour lui fasse mal.

Mais nous serions stupides de ne pas aimer et c'est beau d'avoir une vraie raison de se lever le matin.

Je suis une girouette. Un jour je l'aime. Le lendemain j'aurais préféré ne jamais la connaître. Parce que c'est trop compliqué pour moi.

J'ai 25 ans lorsque j'écris ces pages. Bientôt 26. J'écris depuis si longtemps que noter 26 me semble irréel. J'ai l'impression continue de vivre dans le futur. Tout cela me donne le sentiment d'être sur un tapis roulant qui ne s'arrête jamais. À droite, à gauche, défilent les évènements et les gens.

Lucia, il faut que je te dise. Je bois du vin pour t'attendre et j'écris pour te rendre immortelle. Je suis ivre de tristesse, malade de colère. L'amour n'est pas l'aveuglement, la quiétude, le plaisir de vivre. L'amour, c'est la peur. La peur de perdre l'autre. La peur de ne pas être compris, de ne pas la comprendre. La peur d'avoir mal et de ne pas pouvoir se venger. Pourtant je ne veux pas ne pas aimer.

En fait je m'interroge sur le moment où je suis retombé amoureux. On verbalise rarement cet instant. La première fois oui, mais pas la deuxième.

Avec Lucia c'étaient de nouvelles pensées en tête qui ressemblaient vraiment à celles que j'avais eues pour Dunia.

C'est bon d'aimer. C'est bon de souffrir de son absence.

Je n'avais pas réalisé, mon corps avait tout mémorisé, le cœur qui semble heureux, la gorge qui envoie des ondes de plaisir, l'envie de sourire, rire, crier, lui prendre la main.

J'avais perdu la sensation de se souvenir de la peau de l'autre.

Quand je pense à Lucia c'est comme si ma main la caressait.

Ses yeux pourraient être filmés en panoramique, première image du film. Deux beaux grands yeux verts. Elle est l'aventurière dont je rêvais. Une fille qui vit, prête à tout, dure à la douleur, non manipulable si ce n'est un peu par mon amour.

J'allais écrire qu'elle me change de Dunia. Mais non. En fait je retrouve une partie d'elle.

Notes sur la rencontre (à placer dans la trame) :

Déjeuner dans un restaurant nikko. Le 東京都. Le nom pas tellement indicatif. Puis voyage ensemble dans le Japon. Elle a dit cette phrase qui restera gravée en moi.

- C'est drôle comme ça vient vite. Antidoté. Mon antidoté à moi. Pour la vie.

Le dernier soir, dans le lit de l'hôtel de l'aéroport Haneda de Tokyo, sa joue sur mon torse, nous regardions à travers la baie vitrée. A nos pieds, le monde atterrissait et décollait. Elle murmura :

- Qu'est-ce qui ne va pas en toi ?

Je caressais ses cheveux parce qu'elle aimait ça.

Évidemment qu'il y avait une chose qui n'allait pas chez moi. Et je devais la garder secrète le plus longtemps possible si je ne voulais pas la faire fuir.

- Tu hai il più bello sorriso del mundo.

Comme elle ne me répondait pas, je demandai :

- É giusto ?

- Manon, c'est ancienne petite amie ?

- Pourquoi ?

- Tu as crié son nom cette nuit.

- Non, je n'en ai pas le souvenir.



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