PARTIE 4 Antoine Lange et Lola & Jules Fergusson

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35.

Nuit du 28 février au 1er Mars 2021.

Le commissaire Antoine Lange est en sueur. Le totem africain qu'il s'apprête à arracher de son socle se met à fumer par la bouche et les oreilles, à tourner sur lui-même, comme la soupape d'une cocotte-minute arrivée à ébullition. La machine infernale émet un son strident si fort qu'il finit par ouvrir les paupières.

Il a besoin de quelques secondes pour se situer dans sa chambre et à localiser son iPhone.

- Putain.

Il se tord, est obligé de sortir de sa couette chaude et, la tête la première, se penche sous le lit pour attraper son téléphone. Il jette un œil à l'identité de l'appelant. Lt Lola Fergusson.

- Oui ?

Il s'éclaircit la gorge.

- On a une disparition de mineure. Kidnapping.

Afin de lancer une enquête pour recherche des causes d'une disparition, la loi prévoit la nécessité de caractériser la nature inquiétante ou suspecte de la disparition dans le cas où il s'agit de celle d'un majeur non protégé. Un majeur qui ne soit pas sous tutelle ni curatelle. En revanche, le seul constat de la disparition d'un mineur suffit à ouvrir une enquête. Fergusson poursuit :

- C'est la belle-fille du sénateur Duffrey.

Lange déteste les affaires de disparition. La lutte lui semble inégale face au ravisseur, elle nécessite de la précipitation et il abhorre la précipitation. Au commissariat du XVIe arrondissement comme dans tous les autres de Paris, les commissaires ont une liste des habitants exposés aux enlèvements. Élus, célébrités, journalistes connus, sommités scientifiques... Le sénateur Duffrey est apparu sur le registre le jour où il a emménagé dans le quartier de Passy.

Ses prises de positions capitalistes et anti-environnementalistes l'ont transformé en cible pour différents groupes d'activistes. Sa fille venait peut-être d'en faire les frais.

Lange déteste cette adrénaline qui le prend parce que c'est la peur qui se manifeste.

- Quelle heure est-il ?

- 1h34. On a reçu son appel il y a une demi-heure. Les gars sont sur place. J'ai envoyé Milo chez vous. Commissaire ?

- Mmmh?

- L'appel est très bizarre. L'appel d'urgence de la fille. Il faut absolument que vous entendiez ça.

- Votre frère est là ?

- Je l'appelle ?

- Non. J'arrive.

Lange raccroche et dépose un baiser sur la joue de sa femme en retenant son haleine. Elle murmure « trouve-la » et à l'instar de chaque enquête depuis trente ans, Lange prend les mots de sa femme comme une bénédiction. Mais les bénédictions ne fonctionnent pas tout le temps.

Il avait eu pour habitude de vouloir la rassurer en lui répondant « je le promets » jusqu'au jour où sa femme lui avait souri pour lui dire que l'on était souvent déçu par les promesses faites dans l'ignorance. Il ne promet plus.

Milo est le chauffeur du commissaire, privilège pour services rendus à la nation au cours de vingt années passées aux services secrets. Un grand gars d'origine Albanaise qu'il pouvait tenir dans ses bras à l'époque de Sarajevo. C'était un petit garçon orphelin famélique et apeuré qu'il avait sauvé des bombes au cours du siège. Intelligent et taiseux, il mesure aujourd'hui près de deux mètres et porte toujours du noir. Un perfecto, une casquette des Yankees, un jean et des tennis. Lange l'aimait comme un fils, il l'avait recueilli, adopté et offert une enfance rattrapée. Il avait encouragé sa passion pour la vitesse et les voitures. Malheureusement, à dix-huit ans, Milo avait eu un grave accident de moto qui l'avait obligé à renoncer à une carrière en F1, pourtant promise. Le guidon du bolide lui avait perforé l'estomac et il fut brulé sur une grande partie du corps. L'été, Lange a encore du mal à ne pas regarder sa longue cicatrice au cou.

Le commissaire habite avenue Hoch, près de l'église Saint Joseph. Milo ne klaxonne jamais. Il lui envoie un message pour lui dire qu'il l'attend en bas. Lange se prépare en vitesse. Il monte à l'arrière et la Talisman se lance dans l'avenue déserte.

Dix minutes plus tard, Lange descend de la voiture et l'albanais s'appuie sur le capot chaud pendant que s'activent les flics dans l'avenue Mercedes. Une avenue courte de Passy, froide, assez large, avec vue sur le quartier de Beaugrenelle du 15e arrondissement et la tour Eiffel.

La jeune Fergusson chaudement habillée porte un ordinateur sous le bras et de petites lunettes rondes cerclées de fer sur le nez. Lange cherche la moto de la jeune femme mais ne la voit pas. Lola vient lui serrer la main. La camionnette blanche de l'équipe du commissaire est stationnée à quelques mètres en double file.

Dans l'immeuble les petites lunettes rondes du lieutenant Fergusson s'embuent. Elle les retire. Ils sont serrés dans l'ascenseur.

- Procédure habituelle ? demande-t-elle.

- Ça ne change rien.

Ils parlent de la nature du domicile et de la fonction du propriétaire. Le sénateur aurait-il droit à un traitement de faveur ?

- Où sont les parents ?

- Partis hier. Vacances au ski. Le sénateur est officiellement en voyage d'affaire pour l'étude des réseaux des tramways en Autriche. Ils sont au courant. Ils arriveront dans la journée. La jeune femme a 17 ans, scolarisée lycée Saint-Jean de Passy. Elle a été agressée il y a deux mois dans la nuit du réveillon vers minuit dans le métro entre Passy et Dupleix.

L'ascenseur stoppe son ascension.

Les habitants de l'immeuble avaient tous été réveillés et prévenus de la présence de la police sans plus de détails. Ils devraient attendre l'autorisation du commissaire avant de quitter les lieux, ce qui a priori ne devait pas poser de problèmes au milieu de la nuit.

La porte de l'appartement des Duffrey-Hellker est ouverte. Un homme est posté devant. Il le salue.

Le commissaire passe une main dans ses cheveux gris. Il ferme les yeux et inspire.

Suivant leur protocole bien à eux et pour lequel le commissaire passe parfois pour un original, Fergusson resterait sur le palier avec l'agent et attendrait le retour de son patron qui, seul, ferait un premier tour du propriétaire.

Lange échancre son manteau, enfile des gants en plastique et les charlottes pour ses chaussures. Il entre. 

Avenue MercedesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant