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DUNIA SAAD

Série de lettres adressées à Lola Fergusson, septembre 2021

(Reproduites en vue de la future publication des documents de l'affaire )

Sers-toi des choses qui t'entourent.

Cette petite pluie

De l'autre côté de carreau, et d'une.

Cette cigarette entre mes doigts.

Ces pieds sur le divan.

Ce faible écho de Rock'n'roll.

La Ferrari rouge dans ma tête.

La femme soûle qui titube

Et se cogne çà et là dans la cuisine...

Mets-y tout ça,

Sers-t'en.

Elle rit en finissant la lecture du poème accroché avec une punaise sur la poutre des escaliers de la chambre de Gersande.

Je n'étais pas avec elle mais à Luang Prabang où Matteo et moi avions passé nos dernières vacances avant de vivre à Londres.

2012

Matteo était allongé sur le lit de notre chambre, à regarder les pales lentes du ventilateur du plafond. Bronzé, son torse nu, magnifique et brillant de sueur. Un carnet vierge au bout de sa main.

Dehors, la pluie de la saison de la mousson. Rien d'autre que le claquement de l'eau sur le toit. Il évitait mon regard, je le savais. Il se retenait de rire.

2021

- Ma fille est fascinée par cet écrivain. Je n'ai même pas lu ses livres. Vous le connaissez ?

J'ai failli répondre « oui », je me suis abstenue. La dernière fois que j'avais vu Matteo c'était deux ans plus tôt à New-York lorsqu'il était venu signer la vente des droits d'adaptation de sa pièce, LoveHotel La Suite. Été 2019. Quartier de Noho pour North of Houston Street, entre Bowery et Broadway à Manhattan.

Je me souviens de ma stupeur en ouvrant la porte. J'avais eu le sentiment qu'il avait forcé mon intimité. J'avais voulu la refermer violemment, il l'avait bloquée avec son pied. Il avait poussé un grognement, formulé une phrase qui s'était voulue drôle, qui l'était, mais elle avait été trop bien dite, comme récitée. Je sais qu'il n'avait pas prévu de se faire écraser le pied et donc que la phrase était improvisée mais j'avais été plus agacée encore, par sa façon de parler, tout était romancé avec lui.

- Je t'en prie, laisse-moi te voir, avait-il dit.

- Non, va-t'en !

- Quelques minutes.

- Tu n'as pas le droit d'être ici, de revenir, de, d'être là, devant moi.

- Ça fait trop longtemps Dunia, je m'en sors pas sans toi.

- Laisse-moi Matteo, tu n'as rien à faire ici.

Je m'étais approchée et avais soufflé :

- Et je ne suis pas seule.

Son air abattu m'avait surpris. Je ne l'avais jamais vu ainsi mais je ne laissais rien paraître.

- Allez, Matteo, tu dois partir.

- Dunia, s'il te plaît.

J'avais eu envie de pleurer en le voyant se mettre à me supplier.

- Matteo, arrête.

Il avait reculé d'un pas. J'aurais pu fermer la porte. Ses larmes avaient coulé en silence. Je me revois commencer à fermer la porte. Mon visage collé au battant.

- Ça ne peut pas être, avait-il commencé. J'ai réussi Dunia, j'ai écrit un roman et deux pièces, je la vends pour Broadway ! Dunia !

- Je ne peux pas, avais-je essayé de me défendre.

- Combien de temps encore ?

- Je ne sais pas Matteo. Oublie-moi. - J'étais sur le point de fermer la porte. - Je suis désolée. Bonne chance.

- Je t'aime Dunia. Je t'aimerai toujours.

Je fermai la porte sur le « toujours » qui résonne encore en moi. Nic, mon fiancé New-Yorkais avec qui j'avais fondé ma compagnie de détectives à Manhattan sortait de la salle de bain au fond du loft. Il écoutait de la musique dans ses écouteurs. Il dansait, une serviette de bain autour de la taille, sans faire attention à moi.

Un papier fut glissé sous la porte. Je reconnaissais l'écriture manuscrite de Matteo. C'était le poème de Carver. Une ode à l'évasion.

2012

Luang Prabang encore. Matteo revient vers moi avec sa démarche féline, un recueil de poésie dans les mains qu'il a acheté dans une librairie de livres d'occasions, entre un vendeur de fruits et légumes et un café. J'étais assise sur la selle de l'un de nos vélos empruntés à l'hôtel. Il est radieux, je le trouve beau, il est passionné.

- Tu vois, je ne connais pas grand-chose à la poésie mais j'ai l'impression qu'on l'écrit pour les yeux. J'aimerais te lire des poèmes.

- A quoi va nous servir un nouveau livre ?

Il est rêveur, ambitieux. Il aime plus ses livres que moi.

- Tu ne connais pas Raymond Carver ?

2021

- Vous êtes là ? Qu'est-ce qui vous arrive ?

Rebecca claque des doigts devant ma figure.

- Ridicule ce poème, n'est-ce pas ?

Je regarde l'appartement de Matteo par la fenêtre.

- Je ne sais pas. 

Avenue MercedesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant