70.
MATTEO RAPHAELLI
Mardi 2 mars 2021. 3 avenue Mercedes.
« Est-ce qu'il est possible que je te lasse ?
-Jamais.
-Si c'est aussi évident pour toi que pour moi que je t'aime, je dois avouer que c'est assez rassurant.
-Mon père aurait pu dire ça.
-C'est bon signe cette assimilation à l'image paternelle.
-Des phrases sorties d'un roman mais spontanées.
-Spontanées absolument.
-Est-ce que tu enregistres toujours ?
-Non. »
La bande s'arrête là. Je suis allongé dans mon canapé, il est... je ne sais pas quelle heure il est. Mon dictaphone dans la main, au bout d'un bras pendu dans le vide. Mes phalanges frôlent le tapis épais récemment livré. Le poil de je ne sais quelle bête.
- Est-ce possible que je te lasse ? répété-je.
Je croyais en beaucoup de choses à l'époque de l'enregistrement. A nous, un couple, à moi, un écrivain. Dunia voulait déjà être détective. Rechercher la vérité, filer des gangsters, se battre pour la justice. Je suis tombé amoureux d'elle sans m'en rendre compte.
Le Lycée des Graves, construit au milieu des vignes accueillait de nombreux filles et fils de riches propriétaires de domaines viticoles. Le cas de notre famille était un peu particulier. Nos parents exploitaient deux centaines d'hectares de pinèdes. Nous possédions la seule scierie de la région. Cette richesse était ma carte d'entrée pour les fêtes les plus folles.
Le dernier jour de Manon, il faisait un temps magnifique. Le soleil éclatant rendait vaine toute tentative d'arriver sans suer à la soirée organisée par Laura chez son petit-ami.
Laura était dans ma classe de terminale. Comme Danny avec qui j'étais redevenu ami.
Il était bizarre, un peu plus que d'habitude, un peu plus maniéré, excité par la soirée à venir. Mais dès que Manon est montée dans la voiture, Danny n'a plus parlé.
Mon frère, Victor, m'avait supplié de la conduire. Ce soir-là il était cloué au lit à cause d'un coup de froid attrapé après s'être baigné dans une piscine et avoir passé quelques minutes dans la maison climatisée d'un ami. Malgré tout, Manon voulait venir. Sa présence nous gênait, nous ne voulions pas d'elle. Ce n'était pas de la méchanceté mais elle n'avait que quinze ans et était particulièrement désagréable.
Sans l'insistance de Victor, je n'aurais jamais accepté de faire son chauffeur. Pour elle c'était une occasion folle de pouvoir passer la soirée avec des types en Terminal et des étudiants.
J'avais une vieille Volkswagen bleue des années 80. Un break légué par mon grand-père. Les fauteuils de cette voiture étaient très confortables, c'est le souvenir que j'en ai, mous. On s'y enfonçait littéralement, nos corps épousaient les sièges. Le trajet durait une vingtaine de minutes. Manon portait une robe assez provocante, vulgaire, trop courte et trop moulante, les épaules nues.
Dans la voiture je me demandais ce que mon frère lui trouvait, lui le garçon bien sous tous rapports. Le regard de cette gamine que je croisai dans le rétroviseur était vide.
A la radio passait le dernier tube de Chris Willis et David Guetta, Love is gone. Je roulais la fenêtre ouverte vers le soleil couchant. J'étais enthousiaste et heureux de me rendre à cette fête, excité et impatient. A l'époque j'avais pour idée que ma vie était un tableau presque blanc, immense et infini. Je pouvais y inscrire ce que je voulais. Ma vie était à écrire.

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Avenue Mercedes
Misterio / SuspensoGersande Hellker, 17 ans, disparait en pleine nuit dans un des quartiers les plus huppés de Paris. Le principal suspect est un jeune auteur célébré pour deux romans d'amour où chacune des femmes de sa vie se reconnait. A-t-il supprimé sa nouvelle...