162.
Notes du Dr Milevitch. Août 1999
22 août 1999.
Aujourd'hui j'ai reçu pour la première fois un jeune garçon abusé sexuellement par une femme responsable d'un camp de vacances dans un château à une dizaine de kilomètres d'ici. Il ne parle pas. Ses parents m'ont dit qu'avant les agressions il était bavard et jovial. Le canapé est trop grand pour lui, comme pour les autres enfants que je reçois. Je pense à acheter un fauteuil.
Pour cette première séance, je ne lui ai posé aucune question. Le fait que je sois une femme est une difficulté supplémentaire pour lui, j'en suis consciente. Il s'est contenté de me regarder. Puis il a fermé les yeux et a attendu la fin de l'heure ainsi. Je me suis interrogée sur ses pensées. Je n'arrive pas à me figurer quelles horreurs on lui a demandé de commettre ou ont été commises sur lui. Je n'ai pas pu lire les docs des enquêteurs et il n'y a pas de procès, ce qui me semble être une erreur.
Deux autres enfants ont été victimes de cette femme pendant cette même semaine : 1 garçon et 1 fillette. Je suis en charge d'eux.
Je suis jeune, on me dit que c'est normal d'être marquée par une première affaire de pédophilie.
24 août 1999
Les confrères que j'ai consultés m'ont conseillé de voir Matteo tous les deux jours puis d'espacer nos entretiens. Hier j'ai rencontré Jules, le deuxième garçon. Il n'est pas comme Matteo. Il semble en colère. Il a pleuré la moitié de la séance. Je l'ai laissé faire. Je me demande si ça n'a pas été une erreur.
(Cassette 230897JF)
Aujourd'hui, Matteo a dessiné. Il n'a pas toujours pas parlé.
26 août 1999
Jules m'a parlé de son père qui fait de la musique. Il m'a dit qu'il avait déjà rêvé d'une femme nue. C'est venu de lui-même, je n'ai pas posé la question. Ce n'était pas un véritable rêve. Il la visualisait en pleine conscience et il glissait ses mains sur son corps. Ses mains glissaient sur ses cuisses puis les hanches. Il semblait être derrière elle. Je n'ai pas posé la question de la taille mais il s'agissait d'une femme adulte donc bien plus grande que lui. Selon sa description, il la dominait portant. Il posait ses mains sur sa poitrine. Il m'a dit qu'il savait que c'était mal mais qu'il avait compris que rien ne sortirait de cette pièce où nous nous trouvions tous les deux. Je me souviendrai longtemps de son regard cherchant confirmation. Je l'ai rassuré. Il m'a dit que la prochaine fois il me raconterait. Je l'ai laissé partir en priant pour qu'il ne change pas d'avis d'ici après-demain.
(Cassette 260897JF)
Matteo m'a parlé des juifs. Il m'a demandé pourquoi on était méchant avec eux. J'ai pris la conversation comme elle venait. Il avait une lettre soigneusement pliée dans les mains. J'ai cru qu'elle était pour moi.
J'ai expliqué que des gens n'acceptaient pas les différences et voulaient que tout le monde soit identique. Il a insisté sur les juifs me demandant pourquoi ils étaient différents et si c'était grave. J'ai dit qu'ils croyaient à un texte religieux différent du nôtre et qu'ils avaient des coutumes et des habitudes différentes. Et surtout que ce n'était pas grave.
Il a rangé la lettre. Je crois qu'il ne m'a pas cru. Il a dû me voir observer la lettre et considérer que je parlais uniquement pour obtenir cette lettre, quitte à lui dire ce qu'il voulait entendre. Il est intelligent.
(Cassette 270897MR)
28 août 1999
L'idée de recevoir la petite fille m'angoissait. L'avocat des parents m'avait prévenu que je ne la verrais qu'une fois. Le père américain avait pris la décision de rapatrier sa famille à New-York. Leur visite obéissait à l'injonction du procureur de Bordeaux. Je les ai attendus sur le palier de mon cabinet. J'ai remarqué la voiture du père de Matteo sur le parking, de l'autre côté de la route. Ils étaient restés là pendant les deux heures séparant les deux rendez-vous ou bien ils étaient revenus, je ne sais pas. Je me suis demandée comment ils savaient que je recevais Dunia.
Lorsque la voiture des parents de Dunia fut stationnée, les portières de celle du père de Matteo s'ouvrirent et le père et le fils sortirent. Les parents de Dunia leur serrèrent la main et l'étreinte délicate entre Dunia et Matteo me brisa le cœur. Ils se tenaient à l'écart des adultes. Matteo parlait dans l'oreille de Dunia et elle acquiesçait. J'ai pensé qu'il la mettait peut-être en garde contre moi. Elle portait un serre-tête. Les parents les regardaient et comme moi ils devaient se demander si c'était bien que ces enfants se parlent. Matteo a sorti sa lettre de sa poche et la lui a tendue. Les petites mains de Dunia serrèrent la lettre et elle la porta sur son cœur.
Certains spécialistes pensent que les enfants reproduisent les images des films ou de tout autre média qu'ils observent. D'autres pédopsychiatres comme moi, défendent l'idée qu'ils ont rapidement les codes et que le cœur est sociologiquement l'organe le plus important d'où le fait qu'elle ait porté la lettre sur son cœur et pas ailleurs.
La mère de Dunia, Madame Lush, a éclaté en sanglots. Dunia s'est précipitée vers elle. Matteo est resté immobile. Les deux hommes se sont serrés la main. Je suis rentrée pour qu'ils ne me voient pas.
Dunia paraissait distraite pendant l'entretien. Elle avait enlevé son serre-tête. Ses parents avaient tenu à être là. Je suis convaincue que leur présence a réduit à néant les chances qu'elle me parle. Je l'ai laissée dessiner elle aussi. Une sorte de gribouillis sans sens apparent. Je réalisai alors que je n'avais pas vu le dessin de Matteo de l'avant-veille. Il avait dû l'emporter avec lui.
J'ai demandé confirmation aux parents qu'ils repartaient à New-York. David Lush confirma. Je leur ai demandé pourquoi ils habitaient à Bordeaux. Ce fut sa femme qui répondit. Son époux était avocat à New-York et après avoir pris sa retraite il avait accepté de déménager à Bordeaux où elle-même avait grandi. La famille de la maman dont le nom est Saad avait fui la guerre du Liban et s'y était réfugiée.
J'ai demandé quel genre de spécialiste ils comptaient consulter aux États-Unis. Ils ont été évasifs en affirmant qu'ils connaissaient les meilleurs.
Je ne me sentais pas en position d'insister. Je l'ai regardée, elle. Elle avait remis son serre-tête. Elle gardait la lettre de Matteo dans la main. J'ai demandé si elle avait reparlé de l'incident du couteau.
Ils m'ont répondu que non.
Dunia avait pris un couteau dans la cuisine du château. Le dernier jour, lorsqu'elle avait rejoint Jules et Matteo dans le bureau de la gérante du camp, elle s'était déshabillée comme les deux garçons, mais au moment où la gérante allait porter la main sur Matteo, Dunia avait sorti son couteau et lui avait tranché les tendons du poignet. Le hurlement de la femme avait donné l'alerte. De jeunes accompagnateurs l'avaient cru en danger et étaient venus défoncer la porte pour la découvrir avec les enfants et sa mise en scène sexuelle.

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Avenue Mercedes
Mystery / ThrillerGersande Hellker, 17 ans, disparait en pleine nuit dans un des quartiers les plus huppés de Paris. Le principal suspect est un jeune auteur célébré pour deux romans d'amour où chacune des femmes de sa vie se reconnait. A-t-il supprimé sa nouvelle...