23

29 5 0
                                    

23.

MATTEO RAPHAELLI

Même jour.

J'ai remarqué que les étrangers, les gens qui ne maîtrisent pas la langue d'un pays, les enfants, ainsi que tous ceux que l'on estime, consciemment ou non, moins intelligents que nous, sont les oreilles attentives du monde. On se confie plus facilement à eux.

J'ai décidé de ne pas répondre à sa question. Elle était visiblement très intelligente. Gersande porta la tasse de café noir à ses lèvres.

- Le café est bon ? demandai-je.

- Très. Merci. Quelle est votre phrase préférée de La Maladie de l'Amour ?

Ses yeux étaient pleins de vie, très animés.

- La première, dis-je sans hésitation.

- Une réponse à ma question est d'autant plus nécessaire.

- Et la vôtre ?

- « On n'arrête pas d'aimer une personne parce qu'elle ne vous aime plus en retour ».

- Pourquoi ?

- Parce qu'avec une phrase vous montrez toute la force de l'Amour.

- Son absurdité, non ?

- Est-ce absurde d'aimer, même si l'on n'est pas aimé en retour ? Croyez-vous être Dieu lorsque vous écrivez ? Parce que j'ai lu, attendez,– elle attrapa son téléphone dans son sac posé au pied du canapé – Stephen King a écrit : « un bon romancier ne guide pas ses personnages, il les suit. Un bon romancier ne crée pas les événements de son histoire, il les regarde se dérouler et ensuite il les écrit. Un bon romancier finit par réaliser qu'il est secrétaire et non pas Dieu ».

- Le passage que vous aimez le moins, demandai-je.

- La tromperie de Ko Phi Phi, quand Amélia couche avec le père.

- Pourquoi ? Elle me fixa un instant. Mon ton me parut plus flirteur que je ne l'aurais voulu. Gersande posa la tasse et s'appuya contre la cheminée où elle poursuivit son interrogatoire.

- Qu'est-ce que vous vous demandez avant d'écrire ?

Je pris ma tasse. Le café était froid. A l'exception des canapés marron en velours face à la cheminée, une immense bibliothèque sur un mur perpendiculaire, les rideaux sur les trois fenêtres et quelques cartons, l'endroit était vide.

- Comment remplir ça, dis-je en levant ma tasse pour désigner l'espace vide, métaphore d'une vie. Je cherchais à lui faire comprendre que j'écrivais pour combler les manques de ma vie . 

- Madame Bret dit qu'une bonne histoire doit toujours avoir deux propos. Ce que l'on raconte et pourquoi on le raconte. Un texte, et ce que l'on appelle un sous-texte. « Nos mots fumaient dans le froid. J'avais l'envie presque irrépressible de glisser ma main dans sa nuque et toucher sa peau, la rapprocher de moi et l'embrasser. Mais mes mains étaient gelées. Elle n'aurait peut-être pas aimé. » Récita-t-elle de L'Amour de Margo. Elle laissa un temps pour produire un effet et demanda : 

- Vous remplissez quoi avec ça ?

C'était beau, bien dit, mais qui apprend des passages de roman par cœur ? Je répondis :

- La littérature est le reflet de la vie. Une question d'apparences. La question ne devrait donc pas être : Que remplis-je ? Mais : avec quoi ? Des vérités.

Elle alimenta le feu. La bûche souleva un nuage de cendre. Dehors, le soleil arrivait au bout de sa course et le salon était de plus en plus sombre. J'allai à la cuisine et allumai la première lumière qui éclairerait cet étrange début de soirée. Mon inconnue poursuivit en haussant la voix.

- Mais les gens ne vous ont pas détesté du fait que vous racontiez leur vie ? Toutes ces femmes dont vous parlez ?

Je sortis deux verres à vin et une bouteille. Un vin alsacien blanc, Riesling 2010. J'haussai moi aussi la voix pour qu'elle m'entende :

- Les gens pensent tout le temps que ce qui est vrai est vrai cent pour cent. Ce ne sont que des romans. Il y a une différence entre vérité et réalité.

J'ouvris un placard au-dessus du frigo. Une bouteille de porto blanc. Je bus au goulot plusieurs petites gorgées. Depuis le canapé je l'entendis dire :

- Mais vous en jouez. De la limite avec la réalité.

J'entrai dans le salon avec la bouteille de Riesling ne sachant pas à quoi m'attendre. Quelle vision cette fille qui devait avoir douze ans de moins que moi allait m'offrir ? Je sentais qu'elle me surprendrait. Je lui apportai les deux verres qu'elle saisit de ses longs doigts fins. Je m'attardais sur ses mains, son vernis rose, ses bagues.

- Absolument, dis-je.

- J'aime quand vous me parlez comme ça Matteo.

Cette phrase cristallisait ce moment agréable et déplacé. Elle semblait ravie. A son aise. J'étais quant à moi intrigué et excité. Elle regarda son verre de vin sans y toucher.

- Et pour votre nouveau roman ? Vous allez à nouveau kidnapper quelqu'un ? 

Avenue MercedesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant