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LOLA FERGUSSON

Mon frère disait toujours, les gens qui cherchent à savoir si le verre est à moitié plein ou à moitié vide ne voient pas les inscriptions sur le verre. C'est ce qui fait perdre beaucoup de temps sur une enquête. Chercher avant d'observer.

Nous avions désormais le cadavre d'une autre jeune femme, disparue quatre ans plus tôt. Un phénomène courant dit d'adipocire avait conservé le corps. Jules m'avait demandé de « refaire » la vie de cette fille, un terme technique qui revenait à rédiger une courte bio pour le dossier.

Dans les fichiers de la police nous n'avions aucune trace de Valentine. Casier vierge, pas d'amende. Rien. Elle était domiciliée au 12 rue des Arpents dans le 12e arrondissement de Paris. Je notais qu'il me faudrait demander à Raphaelli où il habitait à ce moment-là. C'était un premier élément d'enquête. Elle courait à l'opposé de Paris. Les 12e et 16e arrondissements ne sont pas à côté. Elle était morte au mois de juin.

Prof de yoga, sportive, avenante. Sur internet je faisais défiler ses photos. Une belle femme. 22 ans. Des articles de son blog IIOGA. Son compte Instagram était toujours ouvert. Elle voyageait, prenait en photo ses plats. Elle communiquait avec ses followers, leur demandait conseil sur la nourriture, la santé. Elle répondait à la quasi-totalité des commentaires. Sa communauté était assez large et réactive. Dans ses posts elle se prononçait avec humilité et humour. Pourtant on l'avait étranglée, mise dans un pneu de tracteur et envoyée au fond de l'eau.

Ses parents avaient rendu son compte Facebook public. Je me demandais comment Jules leur annoncerait la nouvelle. Il devait partir le lendemain pour les interroger à Metz.

Je faisais glisser le mur Facebook de la jeune femme. Les photos me donnaient l'impression de la connaître un peu plus au fur et à mesure qu'elles défilaient.

Je me suis attendrie en la voyant tenir une petite fille dans ses bras. Allongée dans l'herbe en train de réviser. Pratiquer le yoga, seule, ou avec un micro devant d'autres praticiens, ses élèves. Au premier rang d'un public, assistant à un concert. Elle avait de belles mains. Des tatouages, plusieurs, dont la flèche d'une boussole sur un avant-bras. Cette photo du concert, ses cheveux dans le visage alors qu'elle relevait la tête... J'imaginais la scène en vrai, elle en vie au milieu des autres et la musique.

Je la voyais courir, dans ma tête, je la voyais courir dans le parc du bois de Boulogne.

- Tu rêves ou tu bosses ? fit Jules en s'approchant de la lumière de mon écran. La salle était dans le noir. Je ne savais pas depuis combien de temps il m'observait. Il déposa le dossier de l'affaire de la disparition de Valentine sur mon bureau. Il sentait la cigarette et l'alcool.

- Je croyais que tu étais parti.

- Il faut que tu rentres, dit-il. Il s'approcha du tableau blanc et y inscrivit dans l'obscurité quelques mots tirés de son entretien avec Maria, la femme de ménage des Duffrey-Hellker.

- Pourquoi ?

- Tu es debout depuis 1h du matin. Demain sera aussi une longue journée. Est-ce que tu notes tout, comme je te l'ai demandé ?

- Bien sûr. Tu pars à quelle heure pour Metz ?

Je retirai mes lunettes. Il me répondit sans se retourner.

- 8h. J'y passerai la matinée. Rentre chez toi.

- C'est quand même étrange, dis-je.

Une fois qu'il eut fini d'écrire sur le tableau Jules mit ses mains dans les poches. Mon frère n'allait pas bien. Je le voyais. Il y avait quelque chose d'éteint en lui. J'avais envie qu'il reste avec moi, qu'il se pose et que l'on parle.

- Bonsoir Lolita. On s'appelle demain s'il y a quelque chose.

Au moment de partir, il se retourna maladroitement, un peu déséquilibré.

- Et le prof de sport ? La perquisition n'a rien donné si tu ne m'en a pas parlé.

J'avais oublié le beau-père de Gersande. J'étais tétanisée par ma bêtise. Un lapin pris dans les phares. Une bouffée de chaleur me fit rougir.

- T'as oublié son beau-père ?

- Je n'avais pas bien capté qu'elle avait un beau-père, j'ai confondu avec le sénateur.

- Tu te fous de ma gueule ? Comment t'es devenue lieutenant putain ? T'es conne ou quoi ? Oui elle a deux beaux-pères ! C'est compliqué ça ? Donc son premier beau-père ! Il est en congé ! On a la disparition d'une gamine de dix-sept ans et d'un beau-père qui l'a élevée, qui vit dans le coin et tu oublies jusqu'à son existence ? Je pensais même que ça te viendrait à l'idée qu'il était suspect numéro 1. Je t'ai laissée faire parce que, putain, je croyais que tu gérais. Tu vois, j'y ai même pensé dans l'après-midi. Je me disais « et du coup j'ai pas de nouvelle pour Mallet » Je voulais te demander et je me suis contenu, je me suis dit « laisse-la, c'est ça première enquête un peu costaud, ne sois pas sur son dos ». Mais tu rêves ! Je vais te coller, je te jure putain que je vais pas te lâcher. T'as pas oublié non plus qu'elle a son père américain ? Suspect n°2, non ? Tu te réveilles là ? Sors-toi les doigts du cul Lola ! Et trouve-moi Mallet. Vas-y maintenant et la perquisition ça sera demain parce que c'est trop tard ce soir ! On a perdu une journée pour ce type !

Avenue MercedesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant