Chapitre 64

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9 mars 2019, Taiwan ville de Taipei.

« A la fin de l'album on a pris l'vol, j'ai compris qu'on est amoureux qu'une fois »

Point de vue interne Jad

J'ai les jambes engourdies. Je regarde tout autour de moi sauf en face, j'ai peur de voir son nom inscrit sur la pierre tombale. C'est tout aussi dur de me dire que je me suis voilée la face durant tout ce temps, comme si partir de Taipei avait effacé le reste. J'ai le cœur qui se compresse quand je repense à toute la vie qui débordait de cet homme malgré tout le malheur qu'il avait vécu, malgré ses cicatrices qui lui barraient presque tout le corps. Mais il souriait tout le temps, il avait toujours les mots pour faire rire, des rêves plein la tête et un chemin de vie tout tracé. Il aurait une femme et plein d'enfants pourris gâtés, tant pis s'ils débordaient d'un trop plein d'amour, il avait ce besoin viscéral de donner tout ce qu'il n'avait pas reçu. Son objectif était d'être ce que son père n'avait jamais été, un exemple.

Il m'avait confié que sa vie avait vraiment commencé quand il avait quinze ans. Son géniteur avait fait un malaise. Il n'était jamais revenu à la maison, le cancer était à un stade trop élevé. Après ça, il avait vu sa mère sourire à nouveau, chanter le matin au petit déjeuner, sortir dans la rue sans lunettes de soleil pour masquer les coups et ils s'étaient permis de vivre à nouveau tous les deux. Il m'avait raconté l'histoire de chacune de ses blessures avec précision, il n'avait jamais oublié, il ne le voulait pas. Il avait à cœur de se souvenir de chaque coup de ceinture, de chaque coup de poings dans le ventre, de chaque séjour à l'hôpital pour sa mère, du jour où le médecin leur avait annonçait qu'elle boiterait à vie. Il disait qu'oublier c'était comme ignorer, il avait trop effrayé de reproduire le même schéma avec ses futurs enfants, c'était surement sa plus grande peur.

Mes sanglots éclatent quand je pense à ce rêve qu'il n'a pas pu réaliser. Il n'a pu profiter de sa vie que dix ans pourtant il méritait tellement plus. La vie est injuste parfois et même si chaque degré de douleur est important, on ne se rend pas souvent compte qu'il y a du positif tout autour de nous. Lui pendant quinze ans, il n'avait personne, il a subi la vie comme on subit la pire des tortures puis il s'est relevé, il avait une revanche à prendre, des années à rattraper et tout le reste de sa vie devant lui pour ça. Ça me broie littéralement le cœur de le savoir enfermé dans une minuscule boite juste en dessous du marbre.

Des bruits de graviers juste derrière moi me rappellent que malgré mes blessures, je ne suis pas toute seule. Par le simple fait de me signifier sa présence, Ken m'encourage à poser mes yeux sur la tombe. Son nom et son prénom inscrit en lettre bâton me frappent en plein figure, ou peut-être que c'est juste la réalité qui me fait un mal de chien tout au fond de mon ventre. Jian est bien là, à quelques mètres du sol. Il n'est plus entrain de sautiller dans les rues de la ville, il ne me parlera plus jamais de son travail qu'il voulait quitter, de la maison qu'il voulait construire loin de la ville, de sa mère qu'il ne mettrait jamais en maison de retraite, des voyages qu'il lui restait à faire avant de penser à se poser.

- Je ne t'ai jamais vraiment parlé de lui en profondeur, je me lance une fois que ma gorge cesse de trembler.

Il ne me répond pas, il attend juste la suite. Je crois qu'il a compris que c'est une manière pour moi de m'exprimer face à la pierre qui me fait face, il comprend toujours tout.

- Si je devais le décrire, ce serait le mot souriant qui me viendrait à l'esprit en premier. La première fois que je l'ai rencontré il m'a fait rire et la dernière fois que je l'ai vu, il me sourirait. On savait qu'on n'avait aucun futur ensemble mais il a été la première personne qui a réussis à me faire oublier la mort de mon père pendant de longues heures. Il représente une étape très importante dans ma vie, on se soutenait dans nos projets. Il vivait chaque moment avec force, il dévorait les paysages, il se délectait de tout. Il aimait la vie quand moi j'avais l'impression qu'on m'en avait retiré un bout. Grace à lui j'ai éclaté de rire après des années à faire semblant, j'ai eu mal au ventre et aux mâchoires, j'ai appris à apprécier les choses comme elles venaient. Je lui dois beaucoup dans la personne que je suis devenue aujourd'hui et ça me tue de savoir qu'il ne pourra jamais accomplir ses objectifs, il le méritait vraiment.

On Est Amoureux Qu'une Fois Où les histoires vivent. Découvrez maintenant