« Car nous ne sommes pas seuls dans ce grand vide obscur. »
-Jean Rouaud, La splendeur escamotée de frère Cheval ou le secret des grottes ornées
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Aria. Milan.
Un carton s'écrasa lourdement dans un fracas sur le sol. Aria regarda le désastre en soupirant longuement. Elle se décida finalement à se baisser pour ramasser les objets qui pouvaient encore être sauvés. En effet, la plupart était cassée, des morceaux éparpillés sur le vieux parquet en bois. Cet acte manqué lui facilitait finalement la tâche. Cela faisait deux jours que la jeune femme s'employait à vider la maison et trier tout ce qu'elle pouvait y trouver. Garder ? Donner ? Jeter ? Elle essayait d'être efficace, bien consciente qu'elle ne pourrait stocker qu'un nombre minime de choses dans sa nouvelle vie. Pourtant, elle s'arrêtait sur chaque objet qui lui rappelait un souvenir en la laissant nostalgique.
La jeune femme revient à la réalité lorsqu'un des morceaux de porcelaine s'enfonça dans sa paume. Quelques gouttes de sang vinrent tâcher les photos qui s'étaient éparpillées sur le sol. Aria attrapa un torchon pour panser sa plaie et tenta de sauver les clichés en noir et blanc. Elle regardait les larges sourires figés sur le papier. Tout le monde semblait encore heureux. La brune s'écroula en sanglots. Elle se retenait de pleurer depuis plusieurs jours maintenant. Elle ne parvenait pas à se calmer, comme si elle prenait à ce moment conscience que désormais, sa vie serait bouleversée à jamais. Elle se permettait pour la première fois depuis le décès de sa grand-mère à se laisser aller, à exprimer toute sa tristesse. Elle serra les photos tout contre son cœur en espérant en tirer une maigre consolation. « Mi manchi Nonnina mia » laissa-t-elle échapper en levant les yeux plein de larmes au ciel. Elle regarda autour d'elle. Elle faisait le deuil de sa grand-mère, mais surtout de son ancienne vie. Quelques jours après son décès, Aria s'était décidée à se rendre en Italie pour débarrasser la vieille maison familiale dans le but de la vendre. C'était à contre-coeur qu'elle s'y était résolue, n'ayant pas les moyens de garder et d'entretenir un tel bien. Pourtant, cette maison condensait toute son enfance. Bien que sa famille vivait en France depuis deux générations, la jeune femme accompagnait sa grand-mère et son grand-père à l'occasion de presque chacune des vacances à Milan, le fief ancestrale des Gallo. Se séparer de tant d'histoires lui brisait le cœur. Mais Aria ne devait pas se laisser déborder par ses sentiments. Elle se devait d'être pragmatique. Il n'y a que la conscience de la réalité qui pourrait la sauver.Après un long moment, la jeune française sécha ses larmes. Elle renifla, soupira et se releva. Son regard s'arrêta sur l'imposante horloge comtoise dont le pendule doré balançait inlassablement. La jeune femme admirait ce spectacle en s'obligeant à respirer au même rythme régulier. Les aiguilles indiquaient 1h00 du matin. Aria n'avait plus la force de continuer. Alors après un rapide passage dans la salle de bain pour se changer, elle se glissa dans les draps du lit qu'elle occupait depuis son plus jeune âge. Il lui semblait immense à l'époque mais elle s'y était toujours sentie bien, chez elle, à la maison. Et pourtant aujourd'hui, alors qu'elle couvrait une bonne moitié du matelas, elle ne s'était jamais sentie aussi seule et aussi isolée. Elle régla son réveil et en verrouillant son téléphone, elle pu apercevoir la photo qui apparaissait sur son fond d'écran : une petite fille brune de 8 ans qui affichait un grand sourire pour montrer fièrement la dent qui lui manquait. Nina. Le cliché fit sourire Aria qui relativisa. Elle n'était pas toute seule. Sa petite sœur était encore là, à ses côtés, et elle se devait de rester forte pour elle, pour lui montrer le bon exemple, pour lui assurer un bel avenir. La jeune femme sentit une boule de stress se former au creux de son estomac. Voilà qu'elle se remettait la pression. Comment pouvait-elle croire qu'elle pourrait subvenir à ses besoins, ainsi qu'à ceux de Nina ? Comment pouvait-elle se croire capable d'élever une enfant ? Elle. Encore étudiante. Elle bénéficiait certes d'un petit salaire grâce à sa formation en alternance, mais elle savait qu'elle allait devoir cumuler les petits boulots le week-end pour tenir jusqu'à la fin de chaque mois, du moins, tant qu'elle ne serait pas diplômée. Ça ne serait sûrement pas une période facile mais elle se devait de tenir. Un peu pour elle. Mais surtout pour Nina. Après tout ce qu'elles avaient traversé, ensemble, toutes les deux, elle ne pouvait imaginer abandonner sa petite sœur. Après tout, c'était la seule famille qui lui restait désormais.
Sur ces tristes pensées, Aria s'allongea et ferma ses paupières pour essayer de dormir un peu, bien qu'elle ne nourrissait aucun réel espoir d'y parvenir. Depuis quelques jours, elle enchaînait les insomnies, son esprit à la fois parasité par tous les problèmes qu'elle avait à gérer mais aussi paralysé par la peur de ne pas y arriver. La jeune femme somnolait, se tournant, et retournant pour trouver une position toujours plus confortable. Elle se sentait sombrer quelques minutes dans l'inconscient mais semblait se réveiller tout aussitôt. Elle perdait ainsi la notion du temps. Depuis combien d'heures essayait-elle de dormir ? Combien de minutes avait-elle réussi à se plonger dans un sommeil un tant soit peu réparateur ? Aucune idée.
Aria craqua. Elle regarda son téléphone dans un long soupir. 04h30. Son réveil était programmé pour sonner dans une demi-heure. Elle voulait arrêter de penser. Sortir de cette maison. Alors, elle enfila un leggings et un gros sweat bien épais, avant de passer un bonnet et de nouer ses chaussures. Elle compléta sa tenue par des gants, elle qui avait toujours froid à l'extrémité de ses membres. Pour sa sécurité, elle passa enfin une lampe autour de son torse qui la signalait grâce des lumières sur son ventre et sur son dos. Puis Aria sortir dans la pénombre de la ville italienne et commença à imprimer son rythme. Enchaîner les foulées lui permettait de déconnecter son cerveau. Rien ne pouvait venir parasiter son esprit. Une jambe en avant. Puis l'autre. Il n'y avait, dans ces moments, que l'instant présent qui comptait. L'acte.
La jeune femme savait très bien où elle allait et pouvait se repérer malgré la nuit noire dans laquelle la ville était plongée. Elle longeait le grand canal pour rejoindre les docks. Elle ferait alors le tour du lac puis redescendrait jusqu'à chez elle pour se replonger dans les cartons. Aria ne se lassait pas de ce parcours. Elle appréciait particulièrement entendre le clapotis de l'eau contre la rive. Ça contribuait à son apaisement, à son ancrage dans le présent, dans le réel. Plus elle s'approchait du centre de la ville, plus elle la voyait s'éveiller tout doucement. Elle aimait vivre légèrement en décalé, prendre le temps d'apprécier un moment privilégié auquel peu de personnes avaient le droit d'assister.
Elle arriva au point qu'elle s'était fixé pour faire demi-tour. Elle s'arrêta quelques secondes. Non pas pour reprendre son souffle. Mais pour admirer le réveil de Milan qui commençait sous ses yeux. Elle regarda son téléphone. Déjà sept kilomètres. Qu'est-ce que ça pouvait passer vite ! Elle avait la sensation de ne pas profiter assez de ces moments de calme et de répit. Stop. Ne pas y penser. Continuer à avancer. A courir. Une jambe après l'autre. Elle reprit son chemin, retrouvant rapidement son rythme de croisière. C'était silencieux. Elle n'écoutait que les bruits de ses pas tapant le bitume. Et puis, un autre rythme, légèrement plus soutenu vint briser la sérénité de sa routine. Elle scruta l'horizon et finit par distinguer une masse, au loin, de l'autre côté de l'étendue d'eau. Pour la première fois depuis le début de son parcours, un sentiment d'insécurité l'envahit. Elle accéléra alors doucement, sans trop forcer. Il lui restait du chemin à parcourir avant de pouvoir s'enfermer chez elle. De peur, elle serrait les poings, enfonçant ses ongles dans sa chair. Qui pouvait être assez sain d'esprit pour venir courir dans un froid pareil à près de 5h30 du matin ? Les pas semblaient s'accélérer, se rapprocher. Alors elle bifurqua et relança son rythme en regardant régulièrement derrière elle. L'ombre s'était arrêtée et ne semblait pas vouloir la suivre dans les quartiers de la ville. Aria soupira de soulagement et ralentit peu à peu pour reprendre son souffle et repartir de plus belle afin de se sentir, au plus vite, en sécurité.
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On se donne RDV lundi...
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LE SOLEIL & LA LUNE - PIERRE GASLY
RomansaLui est pilote en F1 et ne pense qu'à travailler pour son avenir. Elle est étudiante et a tout perdu. Ou du moins, elle a beaucoup perdu et elle vit pour échapper à son passé. Une frontière sépare leurs deux mondes. Mais pourtant, ils se rencontrent...