38. Un torrent.

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« On peut donner bien des choses à ceux que l'on aime. Des paroles, un repos, du plaisir. Tu m'as donné le plus précieux de tout : le manque. Il m'était impossible de me passer de toi, même quand je te voyais tu me manquais encore. »

-Christian Bobin, La plus que vive

···

Pierre. Silverstone.

De la frustration. C'était la seule chose que le pilote ressentait actuellement. Un sentiment dont son corps transpirait. Sa vie professionnelle était encore une fois un désastre. Encore un Grand Prix à la fin duquel il se retrouvait hors des points, obligé d'abandonner alors que les qualifications ne s'étaient pas si mal déroulées. Pierre avait montré de belles choses la saison passée qu'il était incapable de reproduire cette année. Bien évidemment qu'il n'y avait pas que sa performance propre qui devait être remise en question mais dans de telles conditions, il était difficile de ne pas douter. Alors oui, la consternation laissait place à l'inquiétude, à l'incertitude et à l'appréhension. Et puis venait ensuite se rajouter la colère qui naissait face à l'impuissance qu'il éprouvait. Le contrôle. Il n'y avait que ça pour le rassurer. Et pourtant, il avait la sensation que tout lui échappait. Mais ça, il ne pouvait pas le laisser transparaître. Il devait justifier chacun de ses résultats, prouver qu'il méritait sa place bien qu'il l'ait déjà fait et expliquer les raisons des problèmes auxquels il faisait face. Aux yeux du reste du monde, il devait montrer qu'il était en parfaite maîtrise.

Il passa aux micros de différents journalistes qui lui posaient inlassablement les mêmes questions critiques. Le français se contentait de paraphraser les éléments de langage que son attachée presse lui avait glisser. Ne pas trop parler. Mais donner des informations tangibles. Ne pas trop s'émouvoir. Mais attirer la compassion. Ne pas trop détruire. Mais construire. C'est dans ce monde plein de contradictions qu'il essayait de naviguer, sans chavirer. Maintenir le cap. Et en pleine tempête se raccrocher tant bien que mal aux valeurs qui l'habitaient et que ses parents s'étaient efforcés de lui inculquer. Le respect. La détermination. Le goût du travail bien fait. Et c'est avec ce bagage que Pierre survivait en attendant des jours meilleurs et plus ensoleillés.

De son motorhome, il suivit distraitement la fin de la course, sans plus d'envie. Il voulait souffler un peu avant de se lancer dans plusieurs heures de débriefing et de travail acharné derrière des écrans pour comprendre comment il pouvait s'améliorer un peu plus. Il jeta alors un coup d'oeil à son téléphone, sans pour autant ouvrir les réseaux sociaux qui devaient passé en boucle des commentaires sur son arrêt forcé. Ne pas remuer trop longtemps le couteau dans la plaie. Avancer. Il passa rapidement les messages réconfortants de sa famille pour s'attarder sur le plus court de tous. Un simple émoji. Un coeur vert. Et pourtant, qu'est-ce qu'il en disait long. Malgré tout ce qui pouvait se passer dans la vie d'Aria en ce moment, elle avait pris le temps de penser à lui. Cela signifiait qu'elle veillait sur lui, qu'elle était consciente que c'était important à ses yeux et qu'elle se devait de le soutenir. Qu'elle était là. Qu'elle éprouvait des sentiments forts à son égard, peut-être qu'elle l'aimait, espérait-il.

Mais en repensant à la brune, c'est de nouveau l'énervement et l'impuissance qui vinrent le rejoindre dans son instant de solitude. Pierre s'inquiétait pour la jeune femme, et également pour sa soeur. Elle n'avait pas voulu lui en parler avant qu'il prenne le volant à Montréal, mais devant le manque de temps qu'elle avait eu à lui consacrer soudainement, la panique qui s'emparait de sa voix et les traits de préoccupation qui naissait sur son joli visage, elle avait été obligée de cracher le morceau. Le père de Nina demandait à ce que sa fille vienne le voir en prison et faisait appel à un avocat pour exiger une rencontre régulière. Aria faisait donc tout son possible pour empêcher cela parce qu'elle savait que ce n'était qu'un début. Elle était la tutrice provisoire de sa soeur seulement parce que son géniteur était en prison. A sa sortie, si elle avait lieu avant la majorité de la petite, c'est lui qui en récupérerait sûrement la garde. Et ça, le pilote avait compris que la franco-italienne ne pouvait ni le permettre, ni l'accepter. Si on venait à lui enlever Nina, alors elle n'aurait plus aucun ancrage auquel se raccrocher. Alors elle perdrait pied. Et peu importe à quelle point il serait présent pour elle, jamais plus il ne pourrait la rattraper.

Pierre avait instantanément proposer à la jeune femme de l'aider à trouver les services du meilleur avocat en droit de la famille qu'il pourrait trouver. Mais par fierté ou pour des raisons beaucoup plus objectives, elle avait refusé. C'était un combat qu'elle voulait mener par elle-même, bien qu'elle ait besoin d'être soutenue moralement. Elle aussi avait quelque chose à prouver ici : qu'elle était capable de veiller sur sa soeur et d'en assurer sa garde et son éducation, par ses propres moyens, sans être dépendante de qui que ce soit. Il l'avait compris, surtout quand elle avait expliqué que ce serait des critères déterminants pour obtenir la tutelle de Nina si les procédures allaient jusqu'à un procès.

Pour l'instant, ils en étaient loin. On parlait surtout du fait que la petite allait devoir sûrement se rendre au parloir pour voir son père qu'elle ne connaissait pas. Elle avait trois ans lorsqu'il avait été jugé. Et Aria évitait d'en parler. A cet âge, notre cerveau n'est pas encore apte à enregistrer des souvenirs. Mais Pierre visualisait cette époque de sa vie à travers les photos et les films que ses parents avaient immortalisés. La brune lui avait confié qu'il ne restait rien de cette période de leur vie car elle avait veillé à détruire tout ce qui pouvait les ramener à lui. A cet homme qui leur avait pris leur maman en prétendant l'aimer. C'était un sujet qu'elle avait peur d'évoquer avec sa cadette et qu'elle se débrouillait pour passer toujours sous silence. Comment expliquer la situation à une petite fille ? Comment ne pas briser tout ce en quoi elle pouvait croire alors encore animée par l'innocence de l'enfance ? Et à ce qu'il avait compris, c'était devenu un pacte entre les deux soeurs. Une bribe de leur passé que jamais elles ne devaient évoquer. Et pourtant, Pierre en était persuadé, ce lourd secret les bouffait l'une comme l'autre, mais pas de la même manière. L'une n'avait pas tous les morceaux du puzzle tandis que l'autre percevait le tableau dans son entièreté. Qu'est-ce qui était le pire finalement ? Vivre en sachant d'où on venait et en tentant à tout prix de fuir ce chemin ? Ou ignorer une grande partie de son passé et s'imaginer tous les détours qui nous ont conduits là où on en est ?

C'était le point de vue qu'il essayait d'apporter à Aria. Il savait que toutes ses actions n'étaient pas réalisées par la simple pensée égoïste de se retrouver seule en perdant Nina mais qu'elle pensait avant tout la protéger. Mais à quel prix ? Et si sa soeur apprenait la vérité des années plus tard, sans qu'elle n'ait eu son mot à dire, ne serait-ce pas également un motif de détachement qui, à coup sûr, les briserait toutes les deux ?

Et c'est avec cette pensée en tête que Pierre décrocha son téléphone pour voir le visage de la franco-italienne. Son pouls s'emballa légèrement devant son faux sourire qui contrastait radicalement avec ses yeux fatigués et tristes.

« Quelles sont les nouvelles ? demanda-t-il. »

Mais aucun mot ne sortit de la bouche d'Aria. Des larmes. Un torrent de larmes qui n'en finissait plus de mouiller ses joues rougies par la peine. Et un cri qui lui déchirera le coeur tant il traduisait sa détresse et son désespoir.

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LE SOLEIL & LA LUNE - PIERRE GASLYOù les histoires vivent. Découvrez maintenant