55. Paralysé.

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« On dit que dans un couple, il y en a toujours un qui aime plus que l'autre. J'aurais préféré que ce ne soit pas moi. »

-Si seulement

···

Pierre. Rouen.

Il en avait eu besoin après les événements de Suzuka. Faire une pause dans la maison familiale. Être entourée de ses proches. Se reconcentrer sur ce qui comptait. Sur l'essentiel. Ce week-end avait été rempli de peur et de déception et il avait un goût amer alors qu'il ouvrait des perspectives sur son avenir avec l'annonce de sa nouvelle écurie. Ce cocktail de sentiments était difficile à gérer pour Pierre qui voulait à la fois terminer cette année de la meilleure des manières avec une équipe qui avait été à ses côtés depuis longtemps mais il avait également terriblement envie de passer à autre chose et que cette saison prenne fin.

Ces trois jours en famille avaient été le reflet de ce tourbillon d'émotions qui ne quittait jamais sa tête. Ses proches voyaient sa tristesse et combien vivre cette scène que personne ne voulait revoir sur les circuits l'avait affecté. Les images étaient imprimées sur ses rétines. Des torrents de pluie. Une visibilité fortement réduite. Et là, sur la piste alors qu'il essayait de rattraper le groupe, une masse. Un tracteur. Il avait été paralysé. Incapable de faire quoique ce soit alors que cette peur lui tordait les entrailles. Et des flashback vieux de huit ans, ceux de l'accident de Jules sur ce même circuit, se superposaient à ce qu'il était en train de vivre. Son cerveau était complètement déconnecté, ne traitant plus l'information. Mais c'était interdit. Derrière un volant, un pilote se devait de rester maître de ses angoisses.

Il s'était brièvement confié à sa mère mais avait évoqué son souhait de passer vite à autre chose pour se concentrer sur les prochaines courses. Alors personne n'en parlait plus dans la famille bien que son anxiété était perceptible. Tout le monde avait donc essayé de se concentrer sur des choses plus positives, rythmant leur emploi du temps d'instants partagés les uns avec les autres. Des ballades à la plage sous les derniers rayons de soleil de l'année. Des jeux de société faisant ressortir son caractère de compétiteur. Des repas durant des heures parce qu'on avait tant de choses à se raconter. Des films regardés blottis sous une couverture dans le canapé accompagnés d'un chocolat bien chaud. Tous ces moments qu'il chérissait et durant lesquels un sourire reprenait une place logique sur son visage.

Les heures les plus dures furent celles passées à l'entraînement. Que ce soit derrière son simulateur ou lorsqu'il devait se lever, le matin, à l'aube pour aller courir. Pierre savait que plus personne ne l'attendait dehors. Et il savait qu'elle ne pensait certainement plus à lui alors qu'elle faisait les mêmes exercices que lui à quelques centaines de kilomètres de là. Cette peine qui l'envahissait était la même alors qu'il se retrouvait seul, le soir, dans son lit. Il adorait son métier de pilote. C'était ce pourquoi il s'était toujours battu. Ce à quoi il avait toujours aspiré. C'était ce qu'il voulait. Sa carrière lui avait tant apporté et il avait toujours considéré que ses sacrifices en valaient la peine. Mais qu'est-c'est que ce sport lui prendrait d'autre ? Après un ami. Peut-être sa vie. Ses relations. Aria. Et il s'endormait en pensant à cette lumière qui s'était éteinte en espérant qu'elle brillerait à nouveau. Elle le méritait après tout.

Le jeune homme rentra ce matin-là de son dernier jogging avant de s'envoler pour les États-Unis tôt le lendemain. Il était bien déterminer à profiter de cette dernière journée et passa la porte en se forçant à sourire. Le calme régnait dans la maison. Il trouva alors sa mère dans la cuisine qui s'affairait déjà à préparer un petit-déjeuner digne de ceux qu'ils pouvaient faire lorsque la famille était réunie en vacances. Il posa le sac de viennoiseries qu'il avait pris l'habitude d'aller chercher chaque matin avant de la saluer.

« Tu as bien dormi ? demanda Pascale. Il haussa les épaules pour toute réponse. Son sommeil était toujours agité mais il retrouvait doucement une certaine sérénité. Pierre, souffla-t-elle, est-ce que tu vas bien ? Je vois bien que derrière ton sourire tu es tout triste...

- Maman, je t'ai dit. Dès que je serai de retour derrière mon volant, ça ira.

- Je ne parle pas de l'incident de Suzuka, le coupa-t-elle. Il soupira en comprenant où elle voulait en venir. Je parle d'Aria...

- Je... Je les ai exposées, elle et sa sœur. Elle a été claire. Elle ne veut pas de cette vie. Et je ne peux pas la blâmer pour ça.

- Je sais bien que ça t'affecte, souligna sa mère.

- Elle avait une vision de la vie qui me plaisait. Et je me sentais bien avec elle et Nina. Mais c'était pas réciproque.

- Ne crois pas ça. J'ai bien vu comment elle te regardait. Il y avait quelque chose entre vous.

- C'était quoi à ton avis ? Lui demanda son fils.

- C'est à toi de le déterminer ça.

- Et tu crois que c'était assez fort pour surmonter tous les problèmes ? Ma vie surexposée et sa vie compliquée ? Surenchérit-il.

- C'est à vous de le décider, sourit-elle malicieusement. Il souffla face à ces réponses vagues qui faisaient simplement naître mille questions de plus.

- Tu sais, je ne lui en veux pas, se sentit-il obligé de préciser. Mais elle est si déterminée. Je suis simplement triste de ne pas faire partie de ses combats.

- Est-ce qu'elle fait partie des tiens ? »

Sa question n'appelait pas de réponse. Pas dans l'immédiat en tout cas. C'était un sujet de réflexion qu'il se devrait de traiter. Choisir ses batailles. Et puis tout donner. S'y investir. Corps et âme. C'était le credo de la famille Gasly. Et Pierre était bien décidé à l'appliquer et à s'y tenir. Cette devise avait rythmé sa vie et elle lui avait plutôt bien réussi jusque là.

Il repoussa néanmoins son questionnement à plus tard, désireux d'aller réveiller ses neveux qui passaient quelques jours chez leurs grands-parents. Les embêter. Jouer avec eux. Être le tonton cool et sympa. Reproduire l'atmosphère que lui avait connu avec ses frères. Et c'est ce qui l'avait animé toute la journée. Cette volonté de faire profiter « aux monstres », comme il les appelait, de leur enfance et de leur innocence. Ils avaient enchaîné les tournois de foot et les jeux de société, rythmés par les rires. La fin d'après-midi avait été dédiée à une promenade dans la forêt de Roumare dans laquelle ses neveux se livraient à des courses acharnées. Il aimait cet endroit. Surtout à cette saison. Les feuilles changeaient de couleurs. L'air se rafraîchissait. Et un bon chocolat chaud les attendait en rentrant. L'histoire de ses propres souvenirs d'enfant. L'authenticité tout simplement.

Pour sa dernière soirée, il savourait son repas favori préparé par sa mère et partagé dans la bonne humeur. Les rires de ses plus petits neveux. Des échanges sur tous les sujets qui leur passaient par la tête. La sonnerie de la porte interrompit la longue blague de l'un des enfants. Son père se leva et le pilote invita d'un regard le petit à continuer son histoire.

On l'interpella finalement depuis le couloir.
« Pierre, c'est pour toi ! » Le pilote se leva en grommelant contre la personne qui venait troubler cette soirée de tranquillité. Il croisa son père qui rejoignait la salle à manger. Il soupira en se saisissant de la poignée pour ouvrir la porte, jusqu'alors entrouverte. Il leva les yeux vers la perturbatrice. Son regard rencontra d'abord un grand sourire et des cheveux blonds. Il continua sa course et se figea lorsqu'il entra en contact avec ces tâches dorées noyées dans un mélange de vert et de marron. Il était à nouveau paralysé, incapable de bouger. Mais cette fois, ce n'était pas de la peur. Juste du bonheur.

···
Annonce de la dernière partie du tome I ce soir.

LE SOLEIL & LA LUNE - PIERRE GASLYOù les histoires vivent. Découvrez maintenant