Au septième appel refusé, le portable s'était arrêté de sonner. Osiris avait alors déclenché un déluge qui ne cessait plus de s'abattre sur la moitié nord du pays depuis qu'elle était sortie de la bibliothèque. Une punition divine qu'elle avait méritée pour avoir volé sa famille par orgueil et refusait lâchement d'en affronter les conséquences.
La moiteur tenait presque du surnaturel pour un début d'octobre. Typhenn haïssait la pluie. En particulier lorsqu'elle prenait les transports en commun. L'humidité lui glaçait les membres jusqu'à l'os. Les livres dans son sac pesaient sur son dos. Comment pouvait-elle être digne de son statut lorsqu'elle tremblait de froid ? Maât avait créé les veilleurs pour la chaleur suffocante du désert, pas le blizzard. Encore une excuse, Typhenn pouvait sentir le picotement de la claque familière de son cousin à l'arrière de son crâne, une façon rapide de lui remettre les idées en place.
Une goutte roula sur la vitre couverte de condensation. Sous l'effet d'un frisson, elle serra un peu plus fort son sac lourd de livres qui reposait sur ses genoux. Elle n'avait pas pu se retenir de passer à la bibliothèque sur le chemin du retour. Elle trouvait un certain réconfort à dévorer des documents sur l'Égypte, son seul moyen de se rapprocher de la terre de ses ancêtres qu'elle ne verrait jamais. Tout veilleur qui se respectait peut remonter la ligne de ses ancêtres jusqu'au Nil. Malheureusement, après plusieurs millénaires, la pâleur maladive de sa peau brûlerait en quelques minutes sous un soleil de plomb.
Typhenn se pelotonnait dans son siège près de la sortie, serrant son seul alibi lors de l'interrogatoire que lui ferait subir Rafe. Rien ne pourrait la déloger. Presque rien.
Une bourrasque frappa la vitre. Un rideau gris balayait la rue, martelant le toit du bus. Il absorba durant un instant le murmure des conversations. Par les dieux, une chance pour elle de ne plus avoir à voyager à dos de canasson. Malgré la chaleur qui remontait du chauffage, tournant à plein régime sous ses chaussures spongieuses, un frisson lui remonta des chevilles, hérissa les poils de ses jambes, suivit la ligne de son dos jusqu'aux racines de ses cheveux. Tout son corps se tendit en un signal d'alarme. Un autre voyageur l'observait.
Furtivement, elle prit connaissance de son environnement. Elle exclut la femme perdue dans son manteau de fourrure et au parapluie trop grand pour une seule personne. Des nuages odorants se promenaient dans l'habitacle au gré des virages. À droite : parfum, coup de frein, fumet de chien mouillé, qui remontait de la place dans son dos. La queue, qui battait sous son siège, essuyait l'eau dégoulinante de sa fourrure, formant des coulures marron. Il ressemblait à une serpillière passée à la moulinette. Typhenn, trempée jusqu'à l'os, finirait sans doute par partager son odeur de carpette sale.
Un autre frisson la secoua, alors qu'elle remettait une mèche noire derrière son oreille. D'un geste sec,elle ferma son carnet de notes. Le claquement sec du carnet fut couvert par le ronronnement du moteur. Elle essayait d'élucider les mystères de la chambre sans succès. Son savoir se limitait aux runes, et aux rudiments de nécromancie. Les vagues souvenirs de ce qu'elle avait pu voir n'aidaient pas.
Un veilleur essayait de se faire discret, assis parmi les passagers du bus, il se cachait sous ses vêtements, mais sa carrure ne trompait pas.
Les veilleurs se divisaient en deux clans, extérieurement en tous points semblables au commun des mortels avec en plus un penchant prononcé pour la violence. La différence résidait davantage en un savoir secret que dans la génétique. Le monde ignorait que les anciens dieux avaient marché aux côtés des grands pharaons, littéralement. Jusqu'à ce qu'un groupe de soldats décide que leur seigneur avait failli à sa tâche. Leur mutinerie entraina la chute du pharaon et de l'empire millénaire. Les veilleurs prouvèrent tant leur fidélité à Per-aâ, l'un des nombreux noms du roi d'ancienne Égypte, qu'ils avaient reçu un don des dieux pour le protéger. Des soldats encore loyaux accompagnèrent son fils, le nouveau Pharaon, dans son exode loin de son pays. On extermina les rebelles, malheureusement l'irrémédiable avait été fait, l'enfant ne survécut pas au voyage.
Sans Per-aâ pour unifier les dieux, les esprits divins disparurent. Les gardiens du roi se retrouvèrent à veiller sur le sommeil éternel de leur maître. Après la disparition de l'enfant, une deuxième faction avait commencé à émerger. Avec le temps, ceux qu'on appelait les rôdeurs formèrent une caste à part. Ils avaient décidé que la lignée royale avait failli par son absence, attendre qu'elle réapparaisse ne suffisait plus. Ils désignèrent un autre roi, comme si le pharaon pouvait être un simple pion choisi par les hommes. Encore aujourd'hui, leur jeune clan allait contre les lois de Maât, lui préférant le chaos de sa sœur, Isefet. Aucun rôdeur ne restait longtemps à la tête du groupe dissident. Régulièrement, un nouveau chef s'élevait et exerçait des représailles sur ceux qui protégeaient les descendants du traitre qui avait échoué à protéger le jeune pharaon : autrement dit, les Alexandre. Et Typhenn en était la dernière descendante.
En grandissant, Typhenn comprit qu'être née athama lui avait gravé une cible dans le dos, car aucun veilleur ne les portait dans son cœur, encore moins les rôdeurs.
Si on excluait un malheureux hasard qui lui avait fait découvrir son anomalie et lui avait paradoxalement sauvé la vie, elle avait réussi à passer sous leur radar.
Il ne lui restait qu'à se faufiler hors du bus au prochain arrêt et prier les Dieux que le rôdeur ne la remarquât pas, mieux, qu'il ne chasse pas. Typhenn empoigna son sac et se précipita entre les portes du bus. Une lanière resta coincée. Elle tira d'un coup sec et partit en arrière avec son sac. Sa jambe droite tomba dans une flaque plus profonde qu'à première vue, trempant son pantalon, et noyant sa chaussure.
Alors que le bus redémarrait, un type assis à l'arrière se leva. On ne voyait de lui que ses écouteurs turquoise sous sa capuche délavée. Il fit signe au chauffeur de s'arrêter. Typhenn se maudit intérieurement et décampa, voilà qu'un deuxième la suivait. Le bus donna un violent coup de frein, Typhenn s'enfonçait déjà dans le premier raccourci vers le gymnase, prenant de l'avance sur ses poursuivants.
Son karma avait décidé de lui faire payer ses mauvais choix. À choisir, Typhenn ignorait lequel prendre entre un sorcier et un rôdeur belliqueux. L'un opterait certainement pour un traitement plus exotique que l'autre.
De grosses gouttes d'orage lui tombaient dans les yeux. Elle changea d'épaule la lanière de son sac et libéra sa main droite. Les détritus qui encombraient la venelle la rendaient encore plus étroite. Typhenn devait se glisser entre les poubelles et sauter par-dessus les piles de cartons défoncés aux relents d'urine. Un chat de gouttière surgit en feulant lorsqu'elle écrasa sa tanière détrempée.
Au bout, elle pilla au milieu de la jonction en équerre. Un homme l'attendait à mi-chemin de la sortie. Une volute de tabac l'entourait, retenue par la pluie. Un éclat blanc ondulait sous sa veste qu'il maintenait en place d'une main glissée nonchalamment dans sa poche. La faible lumière brillait en vague ondulée sur le kriss, un couteau uniquement utilisé pour les rituels.
Typhenn glissa sur un carton entre deux flaques aussi grandes que des étangs. La fermeture endommagée de son sac craqua et déversa son contenu par terre. Un deuxième s'était glissé derrière elle, beaucoup plus près qu'elle le pensait. Typhenn attrapa la première chose qui lui passa sous la main que Thot l'envoie mijoter dans l'estomac d'Apophis. Il reçut la tranche d'un livre dans l'arcade sourcilière à bout portant.
— Ne résiste pas, petite athama, je sais qui tu es.
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La porte d'Aker
FantasyDeux millénaires d'absence n'ont pas amoindri leur loyauté. Tous sont prêts à sacrifier leurs vies pour un seul être : Pharaon. Malgré son obstination, les aînés de Typhenn lui refusent sa place parmi les gardiens du roi disparu. Et les dieux n'ont...