Un silence pesant s'installa dans le public.
Esteban cherchait partout qui avait failli lui épingler le pied au sol. Typhenn sentit que Rafe l'avait reconnu avant qu'elle se détache du public. La chaleur de son regard accusateur s'accrochait à sa peau. La jeune fille ne se démonta pas, elle était trop emplie de fureur.
La femme fit volte-face, plantant ses yeux gris dans les siens, les mêmes que ceux d'Esteban. Typhenn descendit les marches jusqu'à l'arène de sable fin, tous les regards braqués sur elle. Les ignorant tous, elle monta sur le mur parmi les tambours et sauta sur le sable.
Elle embrassa fièrement tous les regards désapprobateurs. Tous, sauf un, celui de son maître, celui de Rafe.
Pas une goutte sur le sable sacré, pas l'éclat d'une lame aiguisée. Les veilleurs pouvaient se voiler la face.Elle voyait dans leurs yeux que leurs cœurs battaient, avides de violence.
— Vous appelez ça un rite de passage ? Que sommes-nous devenues ? les harangua Typhenn. Elle tournait autour de son kriss, creusant un cercle ironique dans le sable.
Même lorsqu'il s'amusait entre cousins, lors de leurs luttes amicales, ils frappaient avec plus de vice et de violence que la dance parfaitement répétée d'Esteban. Qu'étaient devenus les guerriers, les gardiens de la vie de Per-âa ? Typhenn ramassa son kriss dans le sable et le souleva au-dessus de sa tête, emportant les grains restés sur la lame. La cire dans ses cheveux s'irisa de constellations rouges.
— Les dieux devraient contempler notre sang sur le sable et trembler, car nous sommes les membres de Per-aâ, nous sommes sa volonté ! Typhenn secoua la tête. Mais ça,s'ils voyaient ça ! Ils ne se souviendraient plus de ce que nous sommes.
Un vent de colère s'empara des veilleurs.Certains l'écoutaient, d'autres refusaient d'entendre un mot de sa bouche. Les disputes éclatèrent de plus en plus nombreuses.Ils avaient son nom à la bouche, athama.
Typhenn absorba toute l'attention, toute leur colère qu'elle s'était efforcée de combattre. Elle goûta pour la première fois à cette sensation puissante et grisante lorsqu'on est le centre de l'attention. À cet instant rien ne lui était impossible. Elle comprit que même l'attention négative pouvait avoir une force. Elle pouvait avoir une voix dans ce monde, dans son monde. Il suffisait qu'elle y entre.
La voix d'Héloïse la tira vers le moment présent.
— Tu n'as pas le droit de participer à cette épreuve ! s'injuriait Héloïse Detire, la mère d'Esteban, une femme impulsive et égoïste. Dommage que son enfant ne partageait pas son ambition débordante.
Héloïse descendit sur le sable, passant devant Ronan qui ne battait toujours pas d'un cil. Elle s'agitait avec bruit et grands gestes. Sa voix passait au-dessus du public,au-dessus des autres. Elle apostrophait les veilleurs en quête de soutien. Pendant que le maître au masque d'akherou discutait de l'affaire avec un vénérable. Ses phalanges blanchies serraient le kepesh.
Esteban se pencha vers elle pour lui souffler des insultes et lui ordonner de sortir. Typhenn fit abstraction de son venin, de la honte dont elle venait de couvrir sa famille. Elle se força à respirer. Il n'y avait qu'elle et son objectif à portée de main, elle oublia tout le reste.
— Comment ose-t-elle ? s'époumonait Héloïse, parlant comme si Typhenn n'était pas présente. Cette gamine est invisible aux yeux des dieux. Elle n'a pas le droit de parole devant les vénérables ! Elle n'a as le droit de poser un pied sur l'île de flammes !
Les Chepesou n'ayant pas encore énoncé leur décision, personne n'osa descendre sur le sable et l'y déloger.
Un des vénérables s'avança. Les veilleurs se calmèrent. Il s'adressa directement à Typhenn :
— Puisque tu réclames le droit d'honneur à la caste des Pâts, prouve-nous que tu en es capable. Passe l'épreuve et ta voix sera juste. Il y a-t-il un maître qui puisse la présenter aux yeux des dieux ?
À l'origine l'introduction restait un pacte entre Per-aâ, le maître et l'aspirant. La cérémonie ancestrale s'était transformée en fête, en un spectacle populaire.
Pour vraiment prouver sa valeur, elle ne devait pas affronter un maître facile. Elle ne pouvait plus affronter Rafe, pas après avoir insulté plusieurs générations. Typhenn lui tourna le dos, et releva le menton, son bras ne tremblait pas. Elle prendrait ce qu'on lui refusait. Elle prendrait sa place parmi les veilleurs.
Avant que son cousin ne se présente, Typhenn abaissa sa lame sacrée vers celui qui pouvait se targuer de posséder le respect du plus grand nombre et faire taire les dissidents. Son cœur martelait sa poitrine, elle était folle de choisir Ronan. Par respect pour ses capacités ou parce que sa famille se trouvait dans leurs petits papiers, lui seul pouvait mettre les Chepesou et la foule de son côté. Tant que lui acceptait, les vénérables se plieraient à son choix.
Seuls ses yeux vairons qui la fixaient sans la moindre émotion la séparaient de son destin.
Héloïse retient son souffle, ne bougeant pas plus que la foule figée. Le maître qu'elle venait de désigner ne broncha pas face au défi silencieux. Il demeurait immobile, une copie de la statue de Rodin. Le regard fixe, comme s'il pouvait voir à travers Typhenn.
Il la poussait dans ses derniers retranchements.Alors qu'elle sentait que son sang-froid lui glissait entre les doigts, sans un mot, Ronan se déplia et sauta. Il devança Rafe qui avait posé un pied sur le muret, prêt à intervenir.
Au lieu de saisir les armes rituelles accrochées au mur de l'arène, il récupéra un ruban sur les kepeshs décoratifs et relia ses sabres jumeaux ensemble. Ronan tendit le premier à Typhenn.
Le duel commencerait lorsque le ruban qui les liait serait tranché.
Les vénérables qui assistaient à la scène en silence prirent enfin la parole. L'un d'entre eux claqua le fouet qu'il avait à la ceinture, les protestations moururent. Ses bracelets d'or tintèrent longtemps après le bruit sec du fouet qui résonnait toujours entre les murs. On ordonna aux Detire de quitter le sable. Ils quittèrent l'arène, leurs yeux lançant des éclairs. La conscience de Typhenn lui soufflait qu'elle n'avait pas fini d'entendre parler de lui.
— Tous peuvent prétendre au duel et ainsi éprouver leurs valeurs sur l'île rappela l'homme à droite, le grondement de sa voix mit un terme aux derniers murmures mécontents.Le fouet retentit une seconde fois et fit taire pour de bon les grognements de Héra. Le maître relève le défi. À présent, seule sa voix décide du destin de cette vie présentée aux dieux.
Typhenn s'attendait à une pique sarcastique de la part de Ronan. Au lieu de cela, chacun de ses gestes mesurés était une menace et une promesse de violence. Que Ronan saisisse l'occasion de laisser parler sa colère convenait parfaitement à Typhenn. Elle pourrait lui faire regretter son égocentrisme.
Le bois des planchers de l'assistance autour de l'arène grinçait, tous les veilleurs se pressaient contre le muret pour profiter d'une meilleure vue. Le silence régna de nouveau lorsque Ronan pointa son sabre vers le ciel, vers le domaine du seigneur Horus, gardien du monde des ténèbres. Sa voix grave porta aisément à travers l'arène :
— Typhenn d'Alexandrie!
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La porte d'Aker
FantastikDeux millénaires d'absence n'ont pas amoindri leur loyauté. Tous sont prêts à sacrifier leurs vies pour un seul être : Pharaon. Malgré son obstination, les aînés de Typhenn lui refusent sa place parmi les gardiens du roi disparu. Et les dieux n'ont...