Un cercle dans un autre - part1

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Trop de monde séparait Typhenn de l'entrée. Elle hésita. Trop tard pour les regrets, elle s'enfonça dans la chambre. Elle y trouverait certainement la raison du message et de l'urgence de se rendre à l'adresse envoyée. D'ordinaire, cela impliquait qu'un mortel avait joué avec une planche ouija, ou une relique magique dont il ne comprenait pas l'importance. La malédiction de Toutânkhamon qui avait frappé les pilleurs de tombeau de Carter en 1923 restait le parfait exemple de la stupidité des mortels.

Ici, l'appartement n'offrait rien de sensationnel, jusqu'à la chambre. La chaleur surnaturelle d'un début d'automne alourdissait l'odeur suffocante de terre humide. La vision onirique tenait tant du grotesque qu'elle lui donnait des sueurs froides.

Lit, meubles, sacs, toute la chambre s'entassait au-dessus et en dessous d'une montagne bancale. Le plancher, de gribouillis tracés à la craie blanche et au charbon, avait été brutalement poncé à nu. Un voile blanc les rendait illisibles. Les murs peints d'arabesques identiques n'avaient pas été épargnés par l'acharnement du sorcier.

Elle reconnut certaines runes, des symboles alchimiques, d'autres druidiques ou vikings, et même de l'écriture ogham autour de la fenêtre. Les lignes droites suivaient le fil du bois. Dans un coin d'un mur, elle soupçonnait les glyphes tortueux d'avoir été inspirés par le livre d'Enoch, une langue fictive inventée par les démons chrétiens. Le sorcier n'avait négligé aucune piste, un fou à la recherche de sensations. Typhenn devait admettre qu'elle n'était pas plus capable de décoder ses intentions que les autres veilleurs.

Enfin, le corps, avachi sur lui-même, des lignes épaisses remontaient du sol, grimpant sur sa peau nue, le menton reposant sur son torse, comme aurait pu l'être un Penseur assoupi au cœur d'un maelstrom d'inscriptions monochromes.

Un coup d'œil aux marques sur le corps lui suffit pour savoir qu'il s'agissait d'un druide qui trempait dans leur magie corrompue. Maintenant, cela expliquait la présence du roux à la porte. Elle ne voudrait pas savoir ce qu'il se passait dans la tête d'un druide, l'intérieur ressemblait sans aucun doute à ce plafond noir de fumée. Tous leurs rituels et mixtures avaient fini par lui monter à la tête, le transformant en serviteur pseudo-sataniste.

Elle se baissa, examinant le cercle biscornu sur le plancher que tous les veilleurs présents contournaient. Au moins il les avait choisis avec un peu de bon sens, faute de savoir ce qu'ils faisaient.

Aucun mot ne se mélangeait, tout semblait à sa place, pourtant, que faisait l'éclair au-dessus de la muraille ? Le sens des phrases, placées les unes par-dessus les autres, paraissait étrange, hors contexte. Le sorcier avait intentionnellement brouillé les pistes en superposant la peinture et la craie. Elle adressa un sourire de connivence au druide sans vie habillé de peinture et tendit le bras vers le premier venu qui devait avoir son âge. Un jeune homme à la peau sombre qui s'efforçait de différencier le cercle blanc du noir.

— Sait-on qui il est ? lui demanda Typhenn, indiquant le pauvre type calciné.

Il sursauta lorsqu'elle lui arracha son carnet des mains pour avoir son attention. La pointe de son crayon traça une ligne noire au milieu des schémas grossiers.

Son visage lui disait quelque chose, mais aucun nom ne lui revenait. Une broche argentée décorait sa veste des armoiries des Vaugren ; une tête de chien entourée de ce qui ressemblait à des ronces tournées vers l'intérieur. Le serpent Apophis, celui qui voulait avaler le Soleil, s'agitait entre les longs crocs du canidé. Un Ankh d'or brillait sur le front, entre ses deux yeux de jaspe rouge. La maison de Seth.

Typhenn, qui n'était pas la mieux placée pour le critiquer, nota plusieurs défauts dans ses croquis.

La vieille magie graphique consommait trop d'énergie pour couvrir une chambre avec un seul réceptacle vivant et en une seule fois. L'homme avait utilisé d'autres corps mortels pour sustenter sa magie. Si les Vaugren envoyaient une équipe fouiller les poubelles, ils y trouveraient sûrement les corps de chats et de chiens.

Il n'eut pas le temps de lui répondre. Une femme dans l'embrasure de la porte parla à sa place.

— Il a puisé l'énergie des animaux du voisinage. On a retrouvé les corps momifiés dans les poubelles, en bas. Tout ça, pour ouvrir une fissure. Une sorte de porte. Devant son air dubitatif, Cécilie Vaugren désigna la pièce dans son ensemble d'un mouvement du poignet. Elle a laissé échapper des bestioles depuis ce matin. Les druides du coin nous ont prévenus pour qu'on aide à la battue.

Cécilie se tourna vers le jeune homme, lui donnant un ordre bref.

— Ça suffira pour ici, Gui.

Le groupe sur place était bien constitué de chasseurs spécialement réquisitionnés pour investir l'appartement. Répondant au garde à vous, le jeune homme lui remit ses croquis, et tourna les talons.

Tellement typiques des druides, ils sentaient une énergie néfaste sur un territoire et prévenaient les veilleurs pour qu'ils nettoient. Puis, ils râlaient lorsque ces derniers les évinçaient complètement. À tort ou à raison, car les druides possédaient une dangereuse sensibilité aux énergies de tous sorts. Les veilleurs pouvaient les écarter et justifier leur comportement en se donnant le beau rôle, car ils protégeaient les druides d'eux-mêmes.

Cécilie marchait à grands pas de sa démarche chaloupée, un téléphone à la main qu'elle lui tendit. Cécilie, apparaissait certes la plus joyeuse des deux, mais sans sa sœur, elle changeait. Son tempérament rayonnant s'assombrissait. Soudain, on remarquait les mèches argentées dans ses boucles. La femme désinvolte devenait alors inquiétante. Sans Charlie, Cécilie paraissait rattrapée par le temps. Ses pommettes proéminentes ressortaient sur son visage anguleux. Une transformation qui allait plus profondément que la surface. Toute sa personne devenait terne. Rafe aurait dit que son akh, son âme lumineuse, s'éteignait.

— Il veut te parler.

Typhenn se garda de demander exactement qui désirait lui parler. Une petite voix lui soufflait qu'elle n'apprécierait pas la réponse. Elle approcha le combiné de son oreille avec réticence. Elle se tourna vers la fenêtre à la recherche du peu d'intimité que cette chambre mortuaire offrait. L'odeur du romarin et du thym noués à la poignée imprégnait les rideaux poussiéreux, elle retient de justesse un éternuement en écartant les voilages. Elle prit l'appel d'une voix basse, les morts ayant des oreilles.

— Oui ?


La porte d'AkerOù les histoires vivent. Découvrez maintenant