Au bout du val -part6

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Sous l'emprise d'un envoutement macabre, personne n'entendit la porte s'ouvrir, puis se fermer.

— Tu parles trop, dit simplement Titus, son épaule intacte appuyée au mur. Son expression lugubre plomba l'ambiance déjà tendue. Sous sa chemise mal reboutonnée, des bandages propres étaient à peine plus blancs que son teint. Les bras fermement croisés devant lui contredisaient sa posture nonchalante, comme pour se retenir d'aller chercher l'arme à sa ceinture. Sa présence rétrécit encore plus la pièce. Il avait tout entendu.

Esteban n'était visible nulle part. Était-il dans une remise, inconscient et ignorant qu'il mourrait d'exsanguination ? Pas un son n'avait franchi les murs épais. L'avait-il drogué ? La porte restait ouverte sur une obscurité impénétrable. On ne distinguait rien à l'intérieur.

— Évidemment,les jeunes ne le font pas assez, rouspéta le vieux d'un air crâne.Comment transmettrons-nous notre savoir si vous ne parlez plus ?

Sa canne frappait nerveusement le sol. Il entreprit de ranger le désordre, jetant de temps à autre des regards méfiants vers Titus qui attendait, impassible, une épaule sur la porte.

Le silence s'étira. Si elle ne le connaissait pas, Typhenn aurait pensé que le vieux prêtre avait peur de son jeune cousin.

Typhenn se concentra sur la chaleur étrange de sa main droite pourchasser l'image de ce qui l'attendait. Se focaliser sur sapeur ne pouvait être que le pire moyen de s'en sortir.

Yan était le seul à s'agiter dans la pièce immobile.

Lentement, elle se redressa, comprenant ce que ses cousins attendaient d'elle.

Léodic, enroulé dans sa peau de fauve, trouva le courage de lui adresser un dernier sermon, entre mépris et gratitude.

— Ton cousin n'a pas eu à me convaincre. Comme lui, je sais depuis longtemps que ton existence doit être détruite, qu'elle nous rendra notre honneur. Enfin, les mains de Pharaon se lèveront de nouveau au-dessus de nos têtes. Ce n'est que justice. Les dieux nous pardonneront, à nous et à ta famille d'avoir engendré une créature telle que toi.

Elle se détourna, n'écoutant pas un mot. Le vieux bouc crachait un venin dont elle connaissait que trop bien la rengaine. La honte du clan, une souillure, une femme impure de recevoir la grâce de Maât. Des os friables qu'on doit constamment protéger. Comment servira-t-elle ? Pourtant, certains mots finirent par traverser son armure fissurée. Son cousin Rafe était venu le chercher... Non, elle ne devait pas douter. Elle ne lui donnerait pas la satisfaction d'avoir semé le doute. Les Alexandre ne pouvaient compter que sur eux même. Ils se faisaient confiance,c'était une question de survie. Elle allait lui expliciter le fond de sa pensée lorsque Yan la devança.

Il administra un coup de poing dans la mâchoire du prêtre qui tituba et cogna contre le bureau. Le garçon le suivit, serrant la fourrure tachetée entre ses poings.

— Vos dieux n'ont rien à voir avec ce qui se passe sur terre ! Même moi, j'ai compris au moins ça. Mais, vous avez semé la mort sur votre passage. Vous ne méritez pas que votre dieu revienne ! S'ils vous voyaient, il jetterait votre cœur en enfer sans lui accorder un regard.

Typhenn ne voyait que son dos. Yan n'avait encore jamais cédé à la colère devant elle. Elle aurait dû trouver sa colère impressionnante. Elle l'observa comme détachée de son corps. La haine du garçon avait surpassé sa peur. Peut-être que ses gènes de veilleurs venaient de remonter à la surface.Dommage que cela soit si tard. Elle ne pouvait plus affirmer qu'il s'en sortirait, que Rafe l'épargnerait.

— Je leur ai offert la vie éternelle, postillonna le vieil homme, la colère le faisait trembler de tous ses membres. Léodic ne parvenait pas à se défaire de la poigne du garçon.

— Un prêtre devrait le savoir. Tant que cette stupide porte est fermée, ils sont condamnés à errer et à disparaître, ou pire. Ils rejoindront les spectres dans les pierres,présagea sombrement Typhenn. Personnellement, elle s'en moquait.

Yan le relâcha, tremblant de tout son corps. Il recula.

Léodic, la main crispée sur la canne à blanchir ses phalanges. Les vagues de colère ondulaient presque autour de lui.

Sa canne cliqua. D'un mouvement fulgurant pour son grand âge, il sortit une fine lame qu'il dirigea sur le garçon encore choqué par sa propre réaction. Titus se détacha du mur. Il dévia la lame qui entailla le bras du garçon.Le sang ne tarda pas à couler à flots.

Typhenn arracha son arme des mains sans le ménager. Léodic tituba en arrière. Elle brisa la canne d'un coup de talon. Un geste particulièrement cruel pour un infirme. Mais entre infirmes, elle pouvait se le permettre, non ?

— Tu vas ouvrir la porte pour nous tous ! beugla le vieillard, la pointant de son doigt tordu.

Il reniait sa faute, préférant se perdre dans un discours fanatique que d'affronter la vérité. Il avait condamné sa famille et beaucoup d'autres par égoïsme, car il ne voulait pas disparaître dans le néant. Ilavait vendu sa famille pour contempler un jour les champs verdoyants.Elle s'attendait presque à entendre un de ses sermons : Pharaon n'est pas mort. Son nom ne périt pas, car pharaon vit la vie. Il ne meurt pas la mort.

Se sentant invincible, elle poussa le vice jusqu'à le menacer :

— Per-aâ vous détruira pour vos actes.

— Tin, l'appela doucement Titus. Une tension dans sa voix la rendait rauque, lui rappelant pour quoi elle était là.

Typhenn jeta les deux morceaux inutiles de la canne à ses pieds. Ils roulèrent jusqu'à buter contre les murs opposés. Il n'en valait pas la peine, cependant elle trouva un réconfort minime à penser qu'il redouterait de fermer l'œil,craignant que le sommeil emporte son âme vers les mâchoires du grand Sobek.

— Qu'il ne s'approche pas de lui, enjoint-elle à Titus en entrant dans la pièce sombre où Esteban n'était jamais sorti.

Si ce dernier la contempla longuement, il finit par hocher la tête et intima au garçon de passer devant.

Grâce à la générosité de Justin Léodic, ils n'ignoraient rien de ce qui suivrait. Ainsi, se retrouver dans cette salle sombre à l'odeur métallique d'un abattoir était encore pire.

On avait ôté des pierres du mur Est pour y glisser des chandelles en motif de pyramide. Une tranchée entre deux carrelages, un blanc et un de grès, indiquait qu'un mur avait été abattu. L'absence de meubles marquait le vieux lambris où il restait un crucifix qu'on avait trouvé amusant de retourner. Un filet couleur rouille s'écoulait vers une grille d'évacuation.Pour finir, le ciel étoilé des tombes royales avait été reproduit entre les poutres.

— Fais attention à ce qu'il ne touche pas les runes, précisa Rafe en relevant la tête. Il indiqua à son frère le cercle tracé à la craie presque identique à celui trouvé dans l'appartement du sorcier.

La porte se referma. La mauvaise jambe de Léodic dérapa sur du sang qui s'écoulait paresseusement.

— Ne te force pas à regarder, glissa Titus à Yan en le forçant à genoux, loin du cercle de craie et à l'opposé de Léodic.

La porte d'AkerOù les histoires vivent. Découvrez maintenant