Typhenn entendait Yan souffler dans son dos. Elle ne ralentit pas pour autant l'allure. Pas même lorsqu'il glissa sur les pavés. Au contraire, elle accéléra en traversant les rues piétonnes, le poussant toujours plus dans ses limites. Ils arrivèrent enfin à l'entrée nord des sous-sols, avec une demi-heure de retard.
La porte ouest s'ouvrait directement sur un escalier gardé par une rangée d'Ibis en pierre. Il manquait un morceau de planche au-dessus de la poignée, comme si on avait essayé de forcer une serrure. Typhenn prit garde à pousser sur la plaque de fer, là où sa main ne s'enfoncerait pas dans le bois pourri. Une poudre orange collait à ses doigts. À l'intérieur, la terre avait terni le bleu patiné des mosaïques.La poussière lui chatouilla le nez. Elle dégaina la torche de son portable, dédaignant les vieilles torches à brûler accrochées au mur, drapé dans leurs voiles de soie d'araignée, l'étoffe humide et le manche rongé par les mites. Le tapis de terre battue absorbait le bruit de leurs pas.
— Ça ira, ou tu as besoin d'une pause ?demanda doucement Typhenn, braquant le faisceau lumineux sur la face rougie de Yan.
Le garçon prit une inspiration sifflante. Son hochement de tête l'incita à continuer. Il devait courber sa grande carcasse pour ne pas se cogner aux poutres.
Des ampoules, très éloignées les unes des autres, éclairaient le chemin à suivre jusqu'au conseil. Un peu plus bas dans les tunnels, lorsqu'ils passèrent devant la rangée de crânes humains, Yan hoqueta. Des intrus et des traitres dont les veilleurs s'étaient débarrassés de façon expéditive. Du rouge,il vira au translucide. Marcher entre les dépouilles lui ôtait toute envie d'inspirer profondément.
Typhenn ne le laissa pas le temps d'assimiler son environnement, il verrait pire que les dépouilles desséchées qui protégeaient le temple.
Aux pieds des murs, des inscriptions enfermaient les morts à leurs places. La poussière accumulée recouvrait les runes de protection à l'encre écaillée. Au plafond, on pouvait lire le nom des différentes rues.
Au bout d'un tunnel étroit, deux molosses noirs gardaient une porte en sorbier, du bois Druide en parfait état. Sous un haut-relief de Routy, deux lions liés par leurs queues et gardiens du monde des morts. Deux colonnes entouraient la porte,l'une vierge, l'autre avec les noms des quarante-deux sepats.Chacune de ces contrées anciennement régies par un préfet de confiance avait du sang de veilleurs. Chacune de ces quarante-deux familles avait fui leur terre natale à la chute de l'empire. La colonne de gauche correspondait aux noms des familles en égyptien,et à droite leurs symboles associés, l'Ibis, le lièvre,l'éclaire... Tous protégés par le disque solaire.
Les chiens d'Anupet, la femme d'Anubis, ne bougeaient jamais de leur poste ni ne vieillissaient. Ils levèrent le museau à leur approche.
— Ils ne laissent entrer que les veilleurs, expliqua Typhenn en lui intimant de ne pas bouger.
Les deux molosses flairèrent le sang de Yan et ne bronchèrent pas. Yan ne remarqua pas Typhenn observer leur réaction,dissimulée dans l'ombre de sa lampe torche.
L'un des chiens s'approcha de Typhenn et renifla sa main. La jeune femme se raidit. Le chien montra les dents et recula. Les deux bêtes se redressèrent sur leurs pattes arrière.Leurs membres s'allongèrent et leurs dos se déplièrent, se transformant en figures velues, quasi humaines à têtes de chien. Yan recula, pris de court. Une voix caverneuse résonna entre les parois étroites sans qu'ils ouvrent la gueule.
— Ton sang maudit ressemble aux enfants d'Aker, lui souffla le chien au visage. Il s'écarta en secouant la tête comme s'il voulait évacuer une odeur nauséabonde de ses naseaux.
Les chiens d'Anupet tournèrent les anneaux qui servaient de verrou, puis poussèrent les portes et les laissèrent entrer. Typhenn les savait tièdes au toucher. Comme si on la gardait constamment en sécurité contre son corps.
De l'autre côté, la porte paraissait minuscule dans l'immensité de la salle. Sur le linteau,sous deux yeux scrutateurs, on pouvait lire l'appel au vivant : I ânkhou tepiou ta souaty sn her is pen set nimou. - Ô vivants, qui vous trouvez sur terre qui passez devant cette tombe, versez pour moi de l'eau.
Des brasiers rugissaient leurs lumières sur le stuc blanc. Insufflant la vie aux peintures qui décrivaient le travail des champs, la gloire de Pharaon revenant de guerre, ou encore les cultes osiriens.
Le corps étoilé de Nout soulevait la voute,observant ses enfants avec bienveillance.
De chaque côté, des ouvertures sans porte menaient vers d'autres salles, ou vers des portes murées. Ces salles et couloirs parallèles étaient inaccessibles aux vivants. Seuls les ka, les âmes les parcouraient dans leur voyage vers les contrées éternelles. Ces espaces doubles entre les vivants et les morts donnaient au temple une impression d'infini.
— On dirait un temple égyptien, s'extasia Yan, planté devant la porte. Les hautes colonnes en lotus qui soutenaient l'édifice attiraient son regard.
En effet, la maison de vie abritait les grands prêtres. Bien qu'à l'origine les tunnels avaient été creusés pour accommoder la dernière demeure de Pharaon, elle se réduisait à présent à une aile en comparaison de l'extension plus moderne des Chepesou.
— Entre, on dirait un idiot, à rester planté là, le nez en l'air.
Typhenn déboutonna son long manteau, ôta ses bas de laine et ses chaussures qu'elle glissa sous son bras. Révélant une tenue légère, son pagne dénudait ses jambes jusqu'en haut des cuisses. Sa robe de perles s'ouvrait sur un décolleté prodigieux qui l'aurait mis mal à l'aise sans le tricot qu'elle conservait en dessous pour dissimuler ses tatouages. Un kriss à lame ondulée pendait à sa hanche, et son akhamé était accroché entre ses omoplates, dissimulé sous le rideau de ses cheveux. Typhenn aurait pu être une prêtresse de l'ancien temps sans son sang dilué avec celui des occidentaux qui lui donnait un teint presque translucide.
Yan retira son manteau que lorsqu'elle l'obligea à le déposer dans les vestiaires, à côté des affaires de ses cousins qui étaient déjà sagement pliées. Elle y remisa son akhamé sous la boule que formaient ses vêtements. Étant impure, la lame souillée était interdite dans les régions ténébreuses du temple.
Comparé aux veilleurs, Yan faisait gringalet. Un veilleur de son âge aurait commencé à bâtir sa musculature depuis longtemps. L'air renfrogné de Typhenn ne suffirait pas à éloigner les curieux de s'attarder sur son allure qui criait l'étranger. Elle prenait déjà un risque énorme en l'amenant ici. D'autant plus si l'assassin s'infiltrait parmi les veilleurs, il pourrait le reconnaitre.
Ils passèrent devant les autels des dieux, Amon, le mystérieux créateur et Râ avec le disque solaire. Osiris momifié, régnant sur le monde des morts. Isis, la magicienne aux ailes déployées. Horus, leur fils à tête d'aigle et le gardien de l'Égypte. Seth du désert, gardien de la barque solaire contrele chaos d'Apophis. Hathor, la vache nourricière et son double sanguinaire, Sekmet la lionne.
Après l'allée des dieux gardien, un couloir silencieux qui menait à la chambre et au trône inoccupé du pharaon. Les ailes déployées de Nekhebet gardaient le porche, le fouet et le sceptre royal entre ses serres. En face, une arche s'ouvrait sur les appartements de la reine, toujours fleuri et parfumé de jasmin. Yan levait sans cesse le nez, perdu dans la débauche de peintures murales qui s'élevaient jusqu'aux plafonds.
Yan ralentit, intrigué par le martèlement des outils qui résonnait devant la Maison d'Or. Exaspérée qu'il s'arrête à chaque découverte, elle l'obligea à avancer en le tirant par le bras.
Enfin, ils entèrent dans une des antichambres de la salle des mystères. Une grande salle construite autour d'une fosse circulaire dans laquelle le rite de passage avait lieu. Sur ce sable rouge, les jeunes devaient rejouer le mythe osirien pour entrer officiellement dans le clan, reproduisant la lutte entre Horus et Seth. Les jeunes devaient prouver leur valeur dans un duel symbolique contre leur maître, ou celui qu'il considérait comme leur modèle.
Typhenn indiqua un recoin, entre deux piliers, où ils pourraient observer sans être remarqués. Tant de veilleurs se serraient les un contre les autres, que la sueur des corps lui piquait le nez. La condensation ruisselait sur la pierre des colonnes.
En descendant l'escalier, elle reconnut Rafe, près de la fosse, qui observait devant lui avec attention. Une expression renfrognée pinçait la ligne de sa bouche. Un arc de cercle réduit s'était formé autour des deux frères à la vue du rouleau des prêtres du Noun accroché à sa ceinture.
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La porte d'Aker
FantasyDeux millénaires d'absence n'ont pas amoindri leur loyauté. Tous sont prêts à sacrifier leurs vies pour un seul être : Pharaon. Malgré son obstination, les aînés de Typhenn lui refusent sa place parmi les gardiens du roi disparu. Et les dieux n'ont...