Thrènoi, Renaissance - part2

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Le chemin descendait en pente douce sous la prairie et formait un labyrinthe étirant ses nombreux bras loin sous la forêt. Les veilleurs avaient étendu leurs caveaux avec le temps.Il égalait presque la superficie de la cité des morts. Parfois, si on se perdait dans un tunnel, une racine pouvait vous caresser la tête.

La première salle s'étirait, immense, vers les profondeurs. Les tchésout se tenaient le long des murs, entre les colonnes en lotus. Ces femmes pleuraient pendant toute la cérémonie.Elles regardaient dans le vide, attendant le signal des deux djéret pour escorter la procession dans les entrailles jusqu'aux caveaux.La tradition voulait que les djéret soient la femme et la fille du défunt, comme Isis et Nephtys l'avaient fait pour Osiris. Sauf qu'il n'y avait plus aucun membre direct vivant. Deux prêtresses d'Isis endossaient donc les rôles. On les reconnaissait à leurs robes de perles et à leurs perruques de laine noires.

Juste derrière, Typhenn nota la présence des longues toges écrues des Chepesou. Les sages portaient tous un voile blanc qui remplaçait le rideau de perles recouvrant habituellement leurs yeux aveugles. Leurs gardes médjaïs marchaient dans leurs ombres, le visage couvert d'un masque d'argent.

Les veilleurs gardaient une distance respectueuse avec ces sept hommes et femmes de tous âges. Être appelé à compléter le cercle, lors de la disparition d'un des sages, constituait le plus grand honneur. Les sages renonçaient au monde mortel pour écouter les prophéties,ils se rapprochaient au plus près de la voix des dieux. Les vénérables, ou Chepesou, cintrés de rouge, avançaient dans les tunnels, guidés par le bras d'un veilleur.

En passant devant l'entrée, Rafe et Titust endirent les mains aux pleureuses. Elles leur nouèrent des rubans de lin écru autour des poignets. Typhenn les imita, elle s'approcha d'une grande femme aux gestes secs qui serra assez fort pour lui couper la circulation.Elle ne s'attarda pas sous ses yeux rougis de larme. La tchésout lui fit signe d'avancer sans un mot. Elle tendait déjà d'autres bandelettes vers le suivant.

Les rayons du soleil pénétrèrent dans l'ouverture du tunnel lorsque les djéret firent le premier pas. Le cortège suivit lentement un pas après l'autre. Torche en main,les pleureuses commencèrent leurs lamentations. Les têtes se baissaient. Les sanglots s'amplifièrent dans l'étroitesse des lieux.

Près du dernier cercueil, Ronan garda la tête haute, la mâchoire serrée. Comme s'il avait perdu toute empathie avec sa petite sœur, Essie. Charlie et Cécilie marchaient en retrait bras dessus, bras dessous veillant sur leur neveu de loin.Sous le maquillage qui plâtrait leurs visages, il était impossible de les différencier.

Comme Ronan, Typhenn marchait le dos droit. Plus pour surveiller ceux qui l'entouraient que par défi. Ce qu'il avait sous-entendu tournait en rond dans sa tête. Le meurtrier avait un motif précis en tête. Un motif qui échappait à tous les autres. Il pouvait se cacher parmi eux en ce moment même, à l'abri dans l'anonymat de la procession.

Dans l'obscurité, Typhenn perdit tous repères.Ils descendaient le couloir, remontant les noms des dernières victimes. Ils arrivèrent enfin sous les yeux du chien noir, la statue gardienne du caveau des Léodic, serviteurs d'Anubis, elle n'aurait pu dire depuis combien de temps ils marchaient.

Les veilleurs se placèrent en arc de cercle, puis un autre, et un autre plus grand. Elle et ses cousins se tenaient en retrait à l'arrière. Remarquant qu'à cause de sa taille, Typhenn ne voyait qu'un mur de dos, Rafe proposa discrètement de la porter sur son dos. Typhenn l'ignora, autant que son petit sourire fier de lui. Comme un seul homme, ils levèrent les bras vers la voûte bleue étoilée couverte de plusieurs figures allongées, rappelant le corps céleste de Mâat. Les veilleurs joignirent les mains pour former le triangle solaire. Puis ils les descendirent sous leur menton. La tête basse, ils posèrent un genou à terre. Le Tepher maset ; le dernier salut à ceux qui passeraient bientôt dans l'autre monde, vers les rives éternelles.

Les sages se redressèrent les premiers, ils retroussèrent leurs manches et tendirent les mains au-dessus du brasier pour y brûler les bandelettes enroulées à leurs poignets.Le feu consumait la fin d'un cycle. Des cendres, un nouveau cycle pouvait renaitre. Famille par famille, un à un, les veilleurs les imitèrent en s'approchant du brasero allumé par les deux djéret. Repartant en file indienne avec les poignets rougis le long du corps. Les pleurs des tchésouts se muèrent en sanglots étouffés. L'odeur de la chair brûlée empestait dans tout le caveau. Elle s'accrocherait aux vêtements et les accompagnerait jusque dans leurs maisons.

Un à un, ils sortaient du deuil, mettant fin à un cycle, débutant celui de renaissance qui libérait le bâ de l'emprise terrestre. À son tour, Typhenn plongea ses poignets dans les flammes. La brûlure lui arracha des larmes. Ni Rafe ni Titus n'avaient exprimé la moindre douleur. Elle attendit donc plus longtemps, jusqu'à ce que le nœud soit consumé, et que les rubans tombent dans le brasier. Alors seulement, elle tourna les talons, berçant discrètement ses mains contre son ventre avant de les tendre au prêtre. Il y appliqua un baume d'algues malodorant.Elle dissimula mal son sursaut lorsque l'onguent froid provoqua un électrochoc sur la peau nacrée, à peine cicatrisée.

Rafe l'entraina vers la sortie alors que des hommes soufflaient sous l'effort de faire rouler la lourde pierre qui fermerait le caveau. Les peintures destinées à guider les défunts vers l'autre monde retrouvèrent lentement leur axe. La pierre ronde termina sa rotation et s'emboîta parfaitement dans le mur. On n'aurait pas pu glisser une carte de crédit.

Rafe préférait ne pas assister à la fin de la cérémonie. Tous les jours, il entendait la colère et la peur gronder dans les couloirs de la maison de vie. Il craignait une réaction violente éprouvée par le chagrin. Typhenn n'approuvait pas, la fuite ne les rendait que plus coupables. Elle suivit néanmoins. Jamais elle ne discuterait les ordres de Rafe, même indirectement.

Titus éclairait le chemin, une torche qu'il avait décrochée d'un mur dans une main. Il les guida dans des couloirs parallèles plongés dans le noir. Ils passèrent devant d'anciennes tombes aux peintures délavées par le temps et l'air humide de Bretagne. Ils ne trouveraient pas un seul Alexandre reposant avec les siens. Ils étaient condamnés à servir et pourrir sur terre dans leurs corps terrestres. Seuls les véritables membres du clan, reconnus par les dieux, pouvaient reposer dans ces tunnels protégés.

Une grosse goutte roula d'une stalactite et s'écrasa sur le crâne de Typhenn. Le fracas des poteries brisées remonta les couloirs. Les prêtresses venaient de casser les pots rouges. Le son marquait la libération et le début du voyage pour les Léodic. Leurs âmes sous forme d'oiseaux commenceraient leur long voyage dans l'autre monde.

La cérémonie était terminée.

La lumière du jour l'éblouit. Une main devant les yeux, Typhenn marcha sur les talons de ses cousins qui se dirigeaient à grands pas vers la voiture. Elle se retourna,l'impression d'être observée lui chatouillait le dos.

Ronan se tenait à l'entrée des caveaux. En suivant son regard, elle distinguait une ombre sous le couvert de la lisière. Titus la retient par l'épaule. Elle pensa à un ogre des bois, le dos arrondi par des fourrures et des plumes qu'elle avait prises pour des oreilles pointant au-dessus de sa tête.


La porte d'AkerOù les histoires vivent. Découvrez maintenant