Les serviteurs d'Isefet - part2

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— Quel temps de chien pour une journée de merde ! jura joyeusement Typhenn avec un rire plus animal qu'humain.

La porte du dojo situé au sous-sol claqua derrière elle.

Avec cette pluie, la peinture de l'escalier en béton glissait plus qu'une patinoire. Un concerto de protestation lui répondit. Les combattants sur les tatami n'appréciaient pas d'entendre ce petit bout de femme jurer comme un camionneur.

Étant en sous-sol, les quatre tapis bleus devaient être en permanence illuminés par les spots au plafond. D'un côté, il y avait un mur couvert de miroirs avec une barre fixée au milieu. Au fond, derrière les trois sacs de sable suspendus au plafond, on trouvait les vestiaires et l'infirmerie qui ressemblait plus à un placard à balais. Des tapisseries que Rafe avait sorties de leurs greniers pendaient aux murs. Par la suite, les veilleurs membres du club avaient aussi habillé la salle de leurs vieilleries. Des yeux les observaient de tous les côtés. Les tentures poussiéreuses de chiens, d'aigles et de serpents étaient mieux que les dessins dignes d'écoliers qu'ils avaient peints sur les murs. On ne pouvait reconnaître la vache du chien parce que des petits malins avaient oublié les cornes, puis les avaient ajoutés sur les mauvaises têtes.

Avec l'assassin qui courait toujours, la fréquentation des veilleurs avait considérablement diminué. Rafe avait donc augmenté le nombre d'heures autorisées aux étrangers.Ils mettaient tous du leur pour assurer les cours. À son plus grand regret, Typhenn était le plus souvent de corvée.

—  Tu es trop jeune pour avoir le langage d'une mégère aigrie, Tin, commenta Titus au bord du tatami. Il l'accueillit d'une serviette blanche et chaude en pleine tête alors qu'elle retirait ses chaussettes trempées. Une trace de transpiration lui coulait sous le col. Les bandages noirs enroulés autour des mains de son deuxième cousin cachaient des cicatrices en forme d'étoiles sur ses phalanges. Il prenait toujours soin de paraitre détendu et en particulier, les poings relâchés. Une attitude qu'elle savait à des années-lumière de sa lutte intérieure.

La première fois qu'il avait rencontré Typhenn, Titus avait pris la fillette minuscule cachée sous sa frange épaisse et ses taches de rousseur pour un lutin. Il avait refusé de s'approcher par peur qu'elle lui jouât un mauvais tour, ou qu'elle lui nouât les cheveux dans son sommeil. À présent, le noir qui la couvrait de la tête aux pieds et son teint pâle l'apparentaient plus à la famille Addams, mais cela ne changeait rien, depuis, elle restait Tin, petite comme la fée clochette.

— Mon akh est déjà périmé, répliqua Typhenn en fronçant le nez feignant de le déplorer. Les ouvertures réduites des fenêtres ne suffisaient pas pour évacuer l'odeur de pied et de transpiration qui imprégnaient les tapis.

Il l'observa, la tête penchée sur le côté. Il aurait pu essayer de comprendre une énigme. Ses boucles noires restèrent collées à son front. Puis, le grand gaillard imberbe et au nez cassé repartit vers son sac de sable en marmonnant des inepties sur l'éducation des enfants. Si elle pouvait se vanter de trouver Ronan et Rafe prévisibles, Titus, lui, était une tombe.Dire que rien ne se lisait sur son visage était inexact. Depuis son accident, le jeune homme pensait et s'exprimait différemment du commun des mortels, même pour un veilleur.

Typhenn sourit, fière de lui donner une raison de se défouler. Sa réjouissance s'éteignit très vite. Elle entendit une démarche familière se précipiter sur elle à la vitesse d'un missile à tête chercheuse. Elle se retourna avec un sourire figé. La vision devait valoir son pesant d'or, mais Rafe ne se dérida pas.

Rafe avait le même nez que son cher cadet, fin et busqué avec quelques taches de rousseur déposées sur les pommettes comme une pluie de paillettes sur une peau dorée. À ce moment-là ses yeux chocolat paraissaient indigestes.

— Me voilà ! Typhenn l'accueillit avec un entrain surjoué, les bras levés au ciel, prêts à le serrer très fort.

Deuxième échec. Il ne réagit pas.

Rafe lui arracha la serviette des mains. Il lui frictionna vigoureusement les cheveux qui dégoulinaient sur les tatamis. Elle fit appel à tous ses muscles pour ne pas faire le balancier.

Depuis qu'elle habitait sous le même toit que ses cousins suite au décès de sa mère, Rafe et Titus la considéraient comme la benjamine. Ils lui avaient tout appris, au grand désespoir de son père.

— Alors, tu m'as menti.

La bouche sèche et pâteuse, Typhenn ne savait pas comment aborder ce terrain glissant, son expression totalement fermée la déstabilisait complètement. Elle comprenait son inquiétude, et qu'au moindre mot mal placé, il l'incendierait. Comme elle ne répondit pas, il continua d'un ton mesuré :

— Tu as la main et le poignet dans un sale état, peut-être foulé.

Typhenn porta son poignet à hauteur d'yeux. Effectivement, la chair gonflée et brûlante expliquait les picotements en dénouant ses lacets.

— Ah, fut tout ce qu'elle put dire sans se trahir.

Rafe entreprit de lui attacher les cheveux. Il la fit pivoter par les épaules et fouilla ses poches. Typhenn lui tendit son poignet intact avec plusieurs élastiques noirs.

— Un mur n'a pas voulu céder à mes arguments, plaisanta Typhenn alors qu'il remontait sa manche. Elle sera les dents pour réprimer la douleur dans son poignet. Rafe l'examinait avec la délicatesse d'un arracheur de dents.

— Une chance que tu sois assez intelligente pour ne pas utiliser ta tête. Ta frimousse aurait fini en pulpe. Il tourna les talons, la serviette humide sur l'épaule.

Typhenn le suivit avec réluctance. Elle connaissait trop bien cette expression. Elle lui envoyait des signaux : Alerte ! Discussion sérieuse en privé !

Elle referma la porte de l'infirmerie derrière elle, un petit local blanc aménagé avec une vitre teintée pour garder un œil sur la salle. Le diffuseur d'huile essentielle n'absorbait pas l'odeur du désinfectant qui régnait dans l'air. La pièce contenait le plus sommaire, un lit, une table et une chaise. Rafe s'assit sur la chaise, déroulant déjà des bandages. Cela ne laissait plus que le lit à Typhenn, qui s'installa à côté du flacon de désinfectant. Rafe nettoya les coupures sur ses phalanges avec minutie.

—  À vue d'œil, tu es déjà dispensée pour trois semaines. Il remonta sa manche et enroula la bande de gaze autour du poignet. Cela ne signifie pas, dispensée de donner des cours.


La porte d'AkerOù les histoires vivent. Découvrez maintenant