Chapitre 5 - Thrènoi : Renaissance

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Les Léodic, de la famille presque décimée, il ne restait que Justin, un vieil homme intraitable.

Les funérailles de leurs disparus étaient prévues ce mois-ci. La mise en caveau signifiait la fin du deuil durant lequel les prêtres embaumaient les corps, un long processus de soixante-dix jours.

Selon le vieux patriarche et grand prêtre, les traditions importaient plus que tout et il dirigeait sa famille d'une main de fer. Il croyait toujours que s'il ne procédait pas quotidiennement aux rites, le chaos règnerait sur la terre. En tant que prêtre d'Anubis, il appliquait, les vieux usages à la lettre.Ils procédaient toujours au réveil des statues et l'ouverture de leurs autels, malgré l'absence du ka qui habitait la pierre.

Il n'aurait laissé aucun membre de sa famille échapper à la révélation.

Des membres d'une branche secondaire l'accompagneraient au rite. Bien que le vieil homme se déplaçait avec une canne, il gardait le maintien d'un soldat au garde à vous. Ce jour-là, il se retrouverait définitivement seul, car les ka de ses enfants et petits enfants passeraient dans l'autre monde.

Les Alexandre devraient affronter les accusations muettes des survivants. Rafe ne voulait surtout pas que ses parents s'attirent une mauvaise attention en cas de retard. Leurs oncles et sa tante étaient donc partis les premiers.

Préoccupée par la visite de Yan et les piqûres de braises sur ses vêtements, elle s'était couchée aux aurores. Rafe avait dû l'arracher à son lit. Lui ordonnant avec son ton de militaire mal dégrossi de se préparer. Typhenn avait filé sous la douche dans le brouillard absolu. Elle aurait volontiers sauté ce devoir de présence, mais Rafe aurait été capable de la trainer sous le jet d'eau glacé. Personne ne pouvait entrer dans un tombeau, le corps souillé, sans risquer la colère des dieux.

Par sa faute la petite trois-portes fonçait sur les deux voies. L'odeur du gazole remontait des aérations. Le moteur rugissait si fort dans l'habitacle qu'ils devaient crier pour s'entendre.

Après les ondées de la nuit, le ciel ne verserait plus une larme. La route transformée en miroir renvoyait une lumière éblouissante, leur brûlant les yeux. Typhenn contenait mal sa nervosité. Son esprit courait en tous sens, se trouvant partout sauf à l'instant présent. Yan, elle l'avait laissé filer alors qu'il possédait des informations. Sa piste se refroidissait à chaque minute qui s'égrenait sur le panneau de bord. Typhenn devrait le chercher au lieu de se présenter à des funérailles où personne ne désirait les voir.

Un gros SUV les doubla et la petite trois-portes partit sur la droite. Rafe la retient d'un coup de volant. Il devait actionner les balais en piteux états s'il ne voulait pas qu'ils soient envoyés dans le fossé. Le ballet de couinements répétitifs sur le parebrise ne réveillait pas Titus.

Rafe se comportait en tyran. Il restait muet aux suppliques de Typhenn qui souhaitait allumer la radio. Selon lui, le silence convenait on ne peut plus aux circonstances. Et, si elle voulait être prête dans trois semaines, elle devrait se préparer mentalement à son épreuve. Rafe exigeait d'elle l'impossible avec un ventre vide. Car la coutume voulait que pour partager la douleur de la famille, on partage son jeûne. Typhenn s'arracherait les cheveux de frustration.

Son estomac gronda sa révolte en un long gargouillis. Voilà quatre jours qu'ils jeûnaient pour assister au scellement du caveau. Deux jours à se sustenter de soupe translucide en signe de fraternité. Une manière de prouver qu'ils formaient encore une seule et grande famille.

Typhenn calmait ses nerfs mis à rude épreuve parsa vieille robe qui la démangeait de partout en ouvrant et fermant le fermoir en cuivre de la boîte en sycomore sur ses genoux. Elle contenait la peinture de cendre qui couvrait la partie supérieure du visage de ses cousins. Elle finit par sortir le pinceau de poche accroché sous le miroir et commença à appliquer la peinture grise sur son front. Le gris pour la mort, la peinture pour l'anonymat.Dans quelques minutes, peu importait les noms, ils portaient tous le deuil.

— Tu ne médites pas beaucoup, ces derniers temps, commenta Rafe alors qu'il quittait la nationale et passait sous un vieux pont de pierre. Il ressemblait à un indien, les yeux cernés de gris sur sa peau mate.

Les roues patinèrent sur le dépôt d'humus et de terre, deux voitures ne se seraient pas croisées. Ils arriveraient bientôt. Typhenn commença à peindre la ligne de son front à son nez.

Rafe entretenait poliment la conversation pour la distraire. Il savait que l'introspection ne comptait pas parmi ses points forts, ou Titus avait vendu la mèche et il montrait qu'il s'intéressait à sa progression, malgré ses absences à répétition.

L'épreuve de la révélation, qui la jugerait digne d'intégrer le clan guerrier, exigeait que son ka soit purifié. Cela incluait la méditation, qui était censée améliorer sa concentration, et toutes sortes d'ablutions. Ironiquement, les candidats devaient posséder un akh immaculé pour se damner au nom de pharaon, en signe d'allégeance.

— Cela fait déjà soixante-dix jours, pensa Typhenn à voix haute.

Soixante-dix jours que les Léodic étaient morts. Le deuil prendrait fin à la nuit tombée. Combien de familles avaient été touchées, une trentaine ? Elle avait perdu le compte. Elle savait qu'ils cachaient les nombres pour éviter des paniques, que Rafe aussi, bien qu'ouvert, lui taisait des informations. Dans quelques jours, après son introduction, elle pourrait enfin découvrir ces secrets.

Rafe ralentit en entrant dans une forêt proche de celle de Paimpont, un panneau danger signalait une chasse privée. La voiture tourna sur un chemin réduit recouvert d'un tapis de feuilles jaunes terriblement glissant. Des pneus avaient creusé deux lignes dans l'herbe, pour éviter les nids de poule. Les racines provoquaient des hoquets qui secouaient la petite trois-portes.

Dans un petit bosquet à la lisière de la forêt,il coupa le moteur. D'autres voitures éclaboussées de boue occupaient déjà tout le parking. Typhenn espérait qu'ils n'arriveraient pas les derniers. Sous le couvert des branches, ils pouvaient voir la petite prairie et en son centre un rocher, l'entrée des tombeaux.

L'allée de calcaire, pas plus large qu'un chemin de belette, traversait le champ de fleurs sauvages puis disparaissait sous terre. Ils auraient pu trouver leurs chemins les yeux fermés, tant ils l'avaient parcouru ces deux dernières années. En quatre ans, ils avaient subi plus de perte qu'en deux décennies.

Ils se glissèrent sous le dolmen et entre les racines qui couvraient l'épaisse porte du caveau.

Dans l'antichambre se trouvait une seconde porte divisée par une arche décorée des symboles des sepats, les provinces égyptiennes accolées aux quarante-deux familles originelles. Certaines maisons n'existaient plus que dans les lignes bleues gravées dans la pierre grise. De droite à gauche, on remontait les sepats comme on aurait remonté le Nil, s'engageant dans ses multiples bras, comme les veines de pétales d'un nénuphar.

Tous les veilleurs présents avaient la partie supérieure du visage couvert de peinture grise, parfois agrémenté de ligne rouges ou bleues. Personne ne se berçait d'illusions sur l'identité de tout un chacun, s'observant à la dérobée,prophétisant les prochaines victimes.

Elle sentit le dédain lui glisser sur la peau comme de la poix.

Les femmes avaient libéré leurs cheveux, dépouillés de tous bijoux. Typhenn repéra les longs cheveux lustrés de sa tante dans la foule. Son oncle Paul répondit brièvement au signe de main que leur adressa Rafe, mais ne les attendit pas. Il poussa sa tante en avant, la protégeant d'un bras placé dans le bas du dos. Typhenn n'eut pas le temps de s'attarder sur sa réaction, car ils disparurent, avalés par les veilleurs.

La porte d'AkerOù les histoires vivent. Découvrez maintenant