Démons - part4

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Plus ils s'approchaient du temple, plus les animaux se terraient, plus les oiseaux se taisaient. Cela ne présageait rien de bon. La vie de la forêt s'était adaptée aux déformations. Les animaux dotés de la capacité à pressentir la tempête avant qu'elle arrive sur eux, ils les évitaient sans problème. Sur les branches sombres, l'oiseau blanc agitait ses ailes. Il s'impatientait que Ronan s'arrête pour écouter le chant de la forêt ou observer les mouvements des portes.

Moins qu'un mirage au milieu des fougères, les portes ressemblaient plus à des bulles de savon éphémères aux contours doubles épousant le terrain à la perfection. Elles roulaient comme les dunes au gré du vent. Nora lui avait enseigné comment les trouver en toutes situations, même camouflées par la pluie. Contrairement à ce que l'on pourrait penser, il ne fallait pas observer le sol à la recherche d'une altération de la réalité, mais le ciel. Le soleil pouvait révéler une faible ondulation sur la couronne.

Des histoires présentaient ces anomalies comme un cadeau aux forestiers. Ronan y voyait une protection trop aléatoire pour un peuple, qui selon les légendes, possédait un savoir assez grand pour se faire appeler des Artisans. Le temps pouvait transformer une arme en cadeau magnifique.

Il scruta la forêt encore une fois. Ils devaient enfermer les déformations qui quittaient leur trajectoire à l'aide des talismans noués aux arbres, un véritable casse-tête grandeur nature.

Ronan les fit rapidement sortir du chemin principal. Les branches et les racines les empêchaient de progresser à bon rythme, leurs bottes s'enfonçaient dans l'humus et la boue jusqu'aux chevilles.

Au bout d'une heure, Yan prit la relève. Ils répétèrent l'opération, balisant les environs sur un rayon d'un kilomètre. Ronan appréciait les progrès de l'adolescent. Au bout d'une semaine, bien que gênée par le carquois à sa taille, sa manière de se déplacer ressemblait à celle des veilleurs, fier,impatient de faire ses preuves, comme une jeune panthère. Il lui manquait un peu de puissance et de grâce, mais cela viendrait en temps et en heure.

Une fois satisfait qu'il puisse continuer seul,Ronan commença à lui expliquer les détails de la chasse, le rappelant à l'ordre lorsque son attention quittait la route.

Dans moins de trois jours, soit le trente et un,les druides des trois forts se réuniraient pour fêter leurs morts.Leur fête coïncidait avec le jour où le voile entre l'Amdouat et la Terre s'affinait à l'extrême, ce qui rendrait les portes plus instables jusqu'au matin. Ronan avait toujours perçu leur fête qui les obligeait à voyager dans la forêt de nuit, comme un défi porté au danger. Comme si défier la mort les rendrait plus vivants ou les rapprocherait de leurs défunts.

— Saminos serait l'équivalent d'Halloween pour les druides. Ils vont se déguiser en monstre ? plaisanta Yan en se retournant. Il ne vit pas une racine et manqua de s'étaler de tout son long. Il se rattrapa à un tronc, arrachant une poignée de mousse.

Briséis émit un son étrangement proche d'un rire.

— Regarde où tu mets les pieds. De Samhain, plus précisément. Et oui, il y aura une parade. Un souvenir onirique lui revint, fait de masques bestiaux, de robes diaphanes dansant dans la lumière des chandelles. Et des cavaliers sur des montures gigantesques qui n'étaient pas des chevaux. Une main posée sur son épaule le retenait de suivre la procession.Avant que Yan ne s'emporte, il ajouta, la fête est uniquement réservée au druide.

Yan marqua une pause alors qu'il nouait une corde et s'empêtra dans le nœud.

— Et toi, tu es invité ? On dirait que tu fais partie de la famille.

Ronan se demanda si Yan était perspicace ou si Tina lui avait répété une de ces rumeurs qui courrait à son sujet.

— Non.

Sur une décision d'Andraste, Ronan avait passé une partie de son enfance avec les druides. Le but avait été d'étendre l'influence des Vaugren. Résultat, il avait un fils dont l'allégeance flottait entre deux camps aux cultures opposées.Ronan avait été témoin des premiers pas de Merle dans le fort d'Orlène. Pourtant, malgré le temps incalculable qu'ils passèrent à lui transmettre un savoir interdit, jamais il n'avait été convié à cette fête. Il était resté seul avec les fantômes du fort et les cris des bêtes enfermées à double tour dans l'étable à côté de la pommeraie. La première année, un visiteur l'avait confondu avec un des enfants du fort, en raison du cuivre sombre qui éclairait sa tête à l'époque. Il avait voulu l'emmener au temple. Ronan se souvenait de la voix cassée et des manières rustres de l'homme lorsque le ton était monté avec Orlène. Il possédait une voix qui avait l'habitude d'être obéie. Mais, la druidesse avait eu le dernier mot. Il n'avait revu l'homme à la rancune tenace que plusieurs années plus tard, sans qu'ils échangent un mot.

— Qui sont les Artisans dont ils n'arrêtent pas de parler, des sortes elfes ? 

Ronan mit un peu de temps à s'arracher au souvenir.

— - Un peuple qui occupait tout le nord de l'Ancien Monde. Ils sont également ceux qui ont transmis leur savoir aux druides. Ils leur ont offert les portes. Ce sont eux qui nous ont aidés à contenir nos dieux dans ce qu'ils appellent le troisième monde.

— Et on n'en a jamais entendu parler ?

Les flèches tressautèrent dans son carquois. Yan manqua encore de trébucher sur une racine.

Ses yeux noirs braqués sur le maladroit, Briséis reprit son rire lugubre. À présent, elle lui tournait autour,satisfaite de la distraction qu'il fournissait au rythme lent de leur mission.

— Marque celui-ci. Ronan pointa un if que le garçon avait oublié pour compléter la barrière contenant une porte vagabonde. C'était il y a tellement longtemps qu'ils font partie des légendes. Tu connais les Tuatha, les elfes comme tu les appelles. Les Tuatha sont arrivés de la mer et se sont emparés des restes de l'empire des Artisans. Ils ont eux-mêmes dû se réfugier sous leurs collines pour y mourir empoisonnés par le fer.

Certains parlaient de la malédiction que Morighane aurait lancée pour venger son peuple. Elle les avait obligés à se réfugier sous terre et à être empoisonnés par le sang qu'ils avaient fait couler.

Ronan tapota le tronc d'un frêne. Yan revint sur ses pas et s'exécuta.

—  On a fini, c'était le dernier. Ronan désigna du menton les pierres éparses et lisses, le début de l'ancienne route qui menaient droit à l'une des dernières ruines laissées par les Artisans, où auraient lieu les festivités.

La forêt se tenait à l'écart des colonnes grâce au soin des druides qui les nettoyaient régulièrement. Ils les appelaient colonnes du poète, car elles recelaient des fresques fragmentées décorées d'images héroïques. Elles s'élevaient sur plusieurs niveaux entourés de colonnes soutenant le ciel. Tous n'avaient pas conservé des escaliers ou des passerelles. La plupart des colonnes avaient été mises à terre ou n'étaient plus que les moitiés érodées de leur passé glorieux. En écartant la mousse sur la face nord aux pieds des colonnes, on trouvait les inscriptions qui rendaient l'utilisation des armes à poudre périlleuse.

Par forte pluie, le lac Nimuë nourrissait toutes les poches d'eau saumâtre creusée par l'érosion. Les gros braséros qui serviraient à réchauffer la nuit n'avaient pas bougé. Le fer ruisselait d'eau rouillée, colorant les dalles de rouge sous leurs pieds.

Yan observait l'arche, le seul morceau de mur encore debout devant le lac et son reflet sur l'eau sombre. Il levait les yeux vers les sculptures florales ou animales, hormis deux armées qui s'affrontaient toujours aux pieds d'une montagne.Impossible de comprendre ce qu'elles représentaient tant les intempéries avaient grêlé sur les arabesques.

Yan se figea, toute couleur quitta son visage.

—  J'ai déjà senti cette odeur,déclara-t-il faiblement.

Ronan se tenait à l'écart du lac, l'entendit clairement.

Une odeur de mort, de chair pourrie, brûlée.

La porte d'AkerOù les histoires vivent. Découvrez maintenant